Nice
avait
cherché plus d’un mois. « Je suis le frère de Dante Revelli. » « Ah,
c’est votre frère ! » Il buvait un verre de vin, se taisait, puis, se
levant brusquement, marchait dans la cuisine. « Pour eux, je suis
l’emmerdeur, continuait-il, frère communiste. Je vais foutre le bordel, alors
boulot, macache. »
Un matin, Vincente avait entendu ses deux fils qui hurlaient
dans la cuisine. Antoine, qui devait frapper du poing sur la table. « Je
m’en fous d’être électricien. Je deviens manœuvre. Ton syndicat, qu’est-ce
qu’ils ont fait depuis un mois ? Ils ont écrit trois lignes : « Nous
protestons… » Mais les patrons, ils se le mettent au cul, votre
communiqué, et moi, faut que je bouffe. »
Manœuvre, Antoine. Au chantier du monument aux morts. Terrassier.
Maçon à Juan-les-Pins, sur les échafaudages du Grand Hôtel des Iles. « Je
travaille pour l’oncle, le grand Revelli. Ça fait plaisir, non ? »
disait-il le soir. Plâtrier ici et là.
Il revenait du travail, posait son vélo dans la cour, près
de la pompe, il retroussait le col de sa chemise, et frottant ses cheveux, son
visage, son cou, ses avant-bras, il arrachait les éclaboussures de plâtre,
croûtes rondes comme des confettis. Souvent, Vincente l’apercevait et,
s’approchant, il appuyait sur le levier de la pompe, regardait le cou, les
épaules de son fils, que le mouvement des bras toujours levés, la truelle
lourde dans la main, avaient musclés. Muscles noueux, comme des liens passés sur
le haut du corps, des entraves qui semblaient avoir tassé Antoine, le
contraignant, lui qui avait été un enfant vif, curieux – « Raconte
papa, raconte », disait-il toujours – à la brutalité, comme s’il
n’avait plus été libre de ses mouvements, ne pouvant bouger qu’à la condition
de le faire par à-coups, avec violence. Peut-être aussi voulait-il oublier le
métier perdu, celui du frère aîné, effaçant avec rage dans son corps même le
souvenir des gestes mesurés et précis de l’électricien.
Vincente souffrait de les voir, Dante, le visage gonflé par
le manque de sommeil, les yeux enfoncés dans une peau jaunie, lisant en
mangeant, pris par cette politique comme d’autres par le vin ou le jeu de
cartes. Antoine, qui se taisait d’abord, puis, poussant son assiette, se
balançant sur sa chaise, les paumes appuyées au rebord de la table, disait :
— Dante, toi qui sais tout, explique-moi un peu votre
politique. Parce que vous parlez, bravo ! Seulement, vos promesses…
Dante ne relevait pas la tête, mais Antoine continuait,
malgré Louise – « Laisse-le », disait-elle – malgré
Vincente qui prenait Lucien sur ses genoux, commençait à lui parler, lui
montrait Antoine : « Ton oncle, demande-lui… »
— Sur le chantier, moi, reprenait Antoine, tiens, Sori,
Rafaele Sori, tu veux que je te raconte ?
Des Turinois, les frères Sori. L’aîné, Francesco, était chef
d’équipe chez Carlo Revelli. Rafaele avait quitté le chantier de la moyenne
Corniche, trop dur, et il travaillait comme manœuvre avec Antoine.
— Presque un ingénieur, expliquait Antoine, un
ingénieur, tu entends.
Il s’approchait de la table, Dante fermait son livre, levait
enfin la tête, tirait une cigarette de la poche du bleu de travail, pendu à sa
chaise.
— Et alors ?
— Les fascistes, à Turin, ils les ont pris et les ont
traînés dans les rues par les cheveux, et des coups de manganello sur tout le
corps. Il te les montre, si tu veux.
Dante fumait, regardant son frère. Vincente serrait son
petit-fils contre lui. « On descend », demandait-il. Qu’avaient-ils
donc ses fils à s’affronter ainsi ?
— On sait, disait Dante, on sait.
— Non, tu sais rien, tu parles.
Antoine se levait. Le bas du visage, parce que le cou était
gonflé par les muscles, la colère aussi, était massif, lié à la poitrine.
— Tu parles, continuait Antoine, et le père de Sori, tu
sais qu’ils l’ont tué, et vous dites que le fascisme va crever dans les trois
mois. Ça fait cinq ans que vous dites ça, et quand on a un fusil, ah non !
faut le rendre, comme moi dans la Ruhr. Ce qui vous intéresse, c’est de vous
faire un trou, qu’on vote pour toi et ton copain Barel.
Rageuse, la voix d’Antoine. Elle déchirait Vincente qui
prenait Lucien par la main, l’entraînait dans le couloir. Il entendait Dante,
qui criait :
— Pauvre petit con, qu’est-ce que tu
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