Nice
refermait avec précaution la porte
de la cuisine, pour ne pas les réveiller, père, Louise, Lucien, Antoine s’il
était là. Dans la chambre elle restait assise longtemps sur le bord du lit,
appuyée des deux mains au matelas, la tête tombant sur la poitrine, les cuisses
serrées, et parfois elle se laissait aller en arrière tout à coup, s’étirant bras
ouverts, jambes écartées, saisissant l’un des coussins, l’attirant à elle,
contre ses seins. Elle demeurait ainsi, alanguie, dans un demi-sommeil. La toux
de Dante, dans la pièce voisine, ou bien un cri de Lucien et la voix de Louise
qui chuchotait la réveillaient. Ils étaient là, près d’elle, comme autrefois,
au temps où la mère les faisait asseoir autour de la table de la cuisine, quand
elle servait, le père, Dante ; qu’elle savait si la journée de l’un ou de
l’autre, Antoine, Louise ou Violette, avait été heureuse. « Qu’est-ce que
tu as, toi ? » Elle posait la main sur le front de Violette. « Tu
as couru, tu as pris froid. » Lisa, la mère, qui voyait. Depuis qu’elle
était morte, ils étaient tous là, Louise revenue, faisant à son tour la
cuisine, servant le père, Dante, mais qui voyait ? Elle n’existait plus,
la famille Revelli.
Violette se tournait, se mettait sur le ventre, enfonçait
son visage dans le coussin, étouffait sa tristesse et ses larmes. Seule, elle
était seule, et chacun d’eux était seul, les bras de la mère étaient retombés.
Violette s’endormait, et, souvent, c’était Louise qui la
réveillait. « Tu es en retard. » Violette bondissait, choisissait une
jupe à pli creux, la passait, l’enlevait, la remettait, la faisait tourner
autour de sa taille, fouillait dans l’armoire, boléro, sweater, elle hésitait,
le temps de penser que s’il revenait ce soir, si elle acceptait, si le vent, la
vitesse… Elle mettait un corsage, se coiffait, criait : « Tu me fais
chauffer du café ? » Louise venait avec un bol. Violette buvait
debout, prenant son sac, et elle voyait Louise, dans l’embrasure de la porte,
Louise en jupe grise, la poitrine lourde, la taille à peine dessinée, les
cheveux rassemblés en chignon. Elle avait envie de secouer sa sœur par les
bras, de la tirer devant la glace : « Louise, Louise, regarde-toi,
change, tu te fais mal, tu me fais mal, et même pour Lucien, tu ne dois pas. »
Le père passait dans le couloir, il prenait sa casquette au
portemanteau. « Je m’en vais », disait-il. Epaules voûtées, pas qui
traînait.
Violette buvait, se brûlait la langue, la gorge, mais elle
avalait vite. Partir. « Tu as le temps, maintenant », disait Louise.
Partir. Déjà, Violette descendait l’escalier, croisait Dante qui, sa bicyclette
sur l’épaule, rentrait de son service de nuit à l’Hôtel Impérial. Il
l’embrassait, la retenait par le bras. « Où cours-tu ? Tu as un
fiancé ? » Il riait, elle tentait de se dégager, nerveuse, ne
supportant pas cette étreinte, criant presque : « Mais laisse-moi,
laisse-moi ! » Dante la lâchait. « Ça va, disait-il, file. »
Elle s’en voulait de sa violence, elle criait depuis le porche : « Je
suis en retard. » Dante se penchait au-dessus de la rampe. « Syndiquez-vous,
et faites changer vos horaires, gourdes. Mais ça veut jouer aux bourgeoises. »
Violette courait dans la rue de la République. Partir. Au
coin de la rue Barla, elle retrouvait Denise Raybaud. Elles se prenaient par le
bras. « Elle te va bien », disait Denise en regardant la jupe de
Violette. Elles passaient le pont sur le Paillon, le soleil se fragmentait sur
les façades du quai Gallieni, sur les vitres des grands hôtels de la rive
droite, alors que l’autre rive, maisons recroquevillées de la vieille ville,
était encore dans l’ombre.
— Il t’attendait ? questionnait Denise.
Philippe Roux était venu chaque soir. Il garait son side-car
devant la sortie des Galeries Lafayette, il s’appuyait à la moto, les lunettes
accrochées au guidon. Toutes les filles de l’atelier l’avaient vu. Elles se
retournaient dans l’escalier de fer, elles riaient, interpellaient Violette :
« Es mai aqui. » – Il est encore ici –, disaient les plus
vieilles en niçois. « Il est beau, tu sais », chuchotait l’une en se
penchant vers Violette.
— Tu veux que je lui parle ? demandait Madeleine
Vial.
Violette descendait droite, la tête immobile. Ne pas le
regarder, ne pas les entendre. Les
Weitere Kostenlose Bücher