Nice
tête, le regardait longuement :
— Si on veut, disait-il, domestique, oui, et Lisa,
c’était la bonne, domestique aussi, hein ? Mais nos enfants, y a plus
personne qui l’est.
Il baissait la tête. Silence autour de la table.
— Ce petit Roland, disait Madame Raybaud, en prenant le
fils de Dante et de Denise dans les bras, qu’est-ce qu’il fera, lui, plus tard,
qu’est-ce qu’il fera ?
Elle lui chatouillait le menton, elle écartait la dentelle
blanche du cou, elle s’inquiétait : « J’ai peur qu’il ait chaud ? »
— Ni domestique ni ouvrier, dit Denise. Employé non
plus.
Elle prenait Roland des bras de Madame Raybaud, elle s’éloignait
de la table en embrassant son fils :
— Bien mieux, disait-elle, il sera bien mieux.
— D’ici là…
Barnoin avait un geste d’insouciance, il se balançait sur sa
chaise, regardait Violette, Denise :
— D’ici là, ajoutait-il, mieux, ça voudra dire autre
chose que mieux aujourd’hui. Ce ne seront plus les mêmes qui feront la loi,
croyez-moi. Avec la crise, le capitalisme…
— Vous…
Denise revenait vers la table, berçant Roland, le tenant
contre elle serré, le dissimulant presque entre ses bras.
— Vous, continuait-elle, votre politique, c’est fini,
vous savez, avec Dante, fini. Je veux pas qu’il gâche notre vie. Tant qu’il
était seul…
Violette ne l’écoutait plus. Elle en voulait à Dante, de ce
visage qu’il baissait, de cette lassitude qu’on devinait, elle se souvenait de
Dante, marin maigre et vif qui, un matin de novembre 1919, les yeux enfoncés
dans les orbites, scintillants de paludisme et de colère, lui avait dit : « Ça
commence, ça va venir. » Elle revoyait Dante rentrant le soir, la gorge
prise, la voix éraillée d’avoir trop parlé. Il l’avait irritée par son
aveuglement, ses certitudes, mais, aujourd’hui, elle était humiliée qu’il se
laisse ainsi déposséder de ce qui avait été, avec tant de force et si
longtemps, le ressort de sa vie. Une femme ne devait pas faire ça, plier un
homme, lui faire payer le droit d’avoir un enfant, de coucher avec elle. Un
homme ne devait pas accepter. Si un jour…
Autour de Violette, ils s’étaient tous mis à parler, Lebrun,
Antoine, Barnoin, Monsieur Raybaud, et, près d’elle, Vincente murmurait : « À
quoi ça sert de crier. »
Si, un jour, elle attendait un enfant, elle l’élèverait
seule, pour ne rien devoir, ne rien demander.
— Qu’est-ce que vous pensez ? dit Sori en se
penchant vers elle.
Il parlait à voix basse, la bouche à demi fermée, cachée
encore par les doigts de la main droite, le menton dans la paume, le coude sur
la table. Ils restèrent un moment les yeux immobiles, se regardant, et ce fut
pour Violette l’impression que le silence s’établissait autour d’elle,
l’enveloppait, les enfermait Rafaele Sori et elle. Puis, Rafaele baissa les
yeux, et elle entendit Denise qui l’interpellait :
— Toi, tu les vois les gens importants, le maire. Tu es
toujours avec eux ?
Denise tendait son fils à sa mère, s’asseyait :
— Qu’est-ce qu’ils disent ? Ils ont peur ?
Violette ouvrait son sac, cherchait son briquet, son porte-cigarettes,
façon de prendre du temps pour ne pas répondre sur le même ton que Denise,
agressif. Elle saisit une cigarette. Violette savait que tous la regardaient.
— Ils ne parlent pas de ça avec Mademoiselle, dit
Monsieur Raybaud.
Il voulait l’insulter. Elle rougit, eut envie de crier. Mais
elle vit Dante, le regard qu’il lui lançait. Elle se maîtrisa pour lui, parce
que c’était le baptême de Roland. Elle alluma la cigarette, fit claquer le
fermoir de son sac :
— Tu me prêtes un peu Roland ? demanda-t-elle à
Denise. Je suis sa marraine, et puis tu ne m’as pas fait visiter.
Elle se levait, Madame Raybaud lui tendait Roland, et
Violette entrait dans la cuisine, disait : « C’est magnifique, ici. »
Dante et Denise avait occupé, en avril, un appartement au
rez-de-chaussée, dans la cour de l’Hôtel Impérial, qui donnait rue de France. « Si
vous voulez, avait dit le chef du personnel, j’ai besoin de quelqu’un en
permanence, sur place. Lebrun continuera son service. Vous, vous habiterez ici.
Pour les pannes, tout ce qu’il y a à faire, un horaire plus souple, vous seriez
chez vous et toujours là. Monsieur Hollenstein est d’accord pour que ce soit
vous. »
Dire ou ne pas dire à Denise ?
Dante avait
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