Nice
Denise enlevait
son tablier, défroissait sa jupe, observait Karenberg. Une dizaine d’années de
moins que Dante, le même âge qu’elle, elle qui trouvait ce Boris Kliouklanski
trop vieux, qu’est-ce qu’il avait ? L’âge de Dante, quarante ans, et il
savait s’habiller.
— C’est pour bientôt ? demanda Karenberg.
Elle eut honte de son ventre. Sans doute rougissait-elle.
C’est comme si Karenberg avait été là, au bord du lit, quand elle avait soulevé
sa chemise de nuit pour que Dante…
Cet enfant qu’elle allait avoir, ce fils, il fallait qu’ils
l’envient tous, Philippe, Boris, ce Karenberg, le directeur de la banque
Barclays, qu’ils le regardent tous.
— Pour bientôt, répondit-elle, en mai.
Quand, le soir, Dante lui dit qu’ils voulaient faire de lui
l’un des candidats aux élections de mai 1932, qu’il avait accepté, que ce
n’était pas la première fois, qu’il était connu, que…, elle se leva d’un bond,
découvrant en elle une violence qu’elle ignorait, de la haine même, des cris.
Elle brandissait ses mains, elle s’approchait de Dante, elle lui jetait au
visage :
— Mais tu es fou ! Pourquoi tu t’es marié, alors ?
Un homme comme toi, ça doit rester seul. Pas avec une femme, un enfant.
Il disait :
— Il y en a d’autres.
Elle marchait dans la chambre, elle était en sueur :
— Si tu fais ça…, commençait-elle.
Les gens qui allaient lire ce nom – le sien, maintenant –
Revelli, sur les affiches, Revelli, le nom qu’allait porter le fils, comme si
Dante avait voulu déjà, avant qu’il naisse, le lui prendre, le ligoter, comme
elle avait été ligotée d’une autre manière.
— Je te jure…, dit-elle.
Elle revint vers Dante, alluma pour qu’il la vît, qu’il sût
qu’elle était prête, parce que là, toute leur vie, à elle, au fils, se jouait :
— Je te jure, répéta-t-elle, penchée vers lui, si tu
fais ça, je me tue !
Elle éteignit. Calmée tout à coup. Sûre d’avoir gagné. Et
elle s’endormit.
18
Ce jour-là, assise au bout de la table recouverte d’une
nappe blanche, Violette Revelli, sut que le temps avait passé, qu’elle pouvait
bien les aimer, se souvenir, mais qu’elle ne serait plus jamais comme eux, ceux
de sa famille.
— Tu prends pas de pain ? demandait Vincente.
Le père était assis à la droite de Violette, il lui tendait
une tranche de pain qu’elle refusait d’un mouvement de la tête, en souriant.
Elle sentait le regard de tous les autres, de ce monsieur Raybaud qui lui
faisait face, à l’autre bout de la table, et qu’elle s’était mise à haïr dès
qu’elle l’avait vu. Cette façon de la dévisager, de détourner les yeux quand
elle surprenait son regard.
— Tu ne manges rien, disait Denise, tu veux…
Heureusement, Roland criait dans le berceau, derrière la
chaise de sa mère, et Denise se levait, prenait Roland dans ses bras, le berçait,
disait, lui montrant Violette :
— Ta marraine, elle ne mange rien.
— Il faut qu’elle boive, alors, ajoutait Barnoin.
Mais le verre de Violette était encore plein. Barnoin
s’exclamait. Elle devait dire :
— Je ne suis pas très bien aujourd’hui.
Cette nervosité depuis le matin, ces cheveux qu’elle
n’arrivait pas à coiffer, la robe qu’elle ne savait pas choisir. « Qu’est-ce
que je mets ? » Elle les jetait sur le lit. L’une trop ceci, l’autre
qui n’allait pas pour un baptême, finalement, elle avait choisi une vieille
robe dans laquelle elle se sentait mal à l’aise. Philippe l’accompagnait jusqu’au
garage :
— Tu es déguisée, disait-il en riant.
Elle lui en voulait de cette remarque, parce qu’elle était
juste.
Pour les rencontrer, elle se masquait toujours, comme si
elle avait eu peur de leur regard. Elle les voyait rapidement, elle ne
répondait pas à leurs questions, elle parlait, racontait, les faisait rire. « Merani,
le fils, bien sûr, Charles, il m’a fait la cour. Ça n’a pas duré longtemps. On
dirait un veau, il a la peau rose… Alors, il sort avec Mafalda, la fille de
l’oncle Carlo. On dit qu’ils vont se marier. Les Merani, ils ont besoin des
Revelli, depuis… »
Elle restait debout dans la cuisine, refusant de s’asseoir. « Je
vais partir », disait-elle. Elle posait sur la table un cadeau, du tabac
pour le père, une jupe pour Louise, ou bien la montre le jour que Lucien avait
eu dix-sept ans. Ils étaient gênés : « Tu n’aurais
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