Nice
tenait son foulard :
— Je le cherchais. Bien, je m’en vais.
— Tu rentres même pas ?
— Mais non, je n’ai pas que ça à faire, rentrer, venir,
revenir…
— Tu as pas mangé, commençait Louise, tu veux que je…
Violette interrompait sa sœur, les quittait, reprenait la
voiture.
Manger. Elle haussait les épaules. Ils donnaient aux repas une
importance, comme s’ils avaient peur de mourir de faim. Il fallait manger,
préparer les plats longuement, gratins, farcis, civet, ravioli, la vie passait
à cuisiner. Avec Philippe, au contraire, une tranche de jambon, un œuf, un
fruit, on mangeait sur un coin de table. Ou alors le restaurant. Mais jamais
ces grandes ripailles, comme ce repas, pour le baptême de Roland… Et comment
Violette aurait-elle pu refuser l’invitation, puisqu’elle avait voulu être la
marraine, pour Dante, et Denise aussi.
Maintenant, elle était assise au bout de la table, avec en
face d’elle le père de Denise, et ils s’étonnaient tous qu’elle mange et boive
si peu. Ses refus – elle ne reprenait pas de pâtes, même pas un morceau de
lapin – elle voyait bien que Denise et même Dante les ressentaient comme
une humiliation, alors qu’elle expliquait :
— Je ne suis pas très bien. Hier soir…
Elle racontait, s’animait, comme cela ils ne verraient que
ses lèvres et les anecdotes qu’elle faisait surgir. Elle avait été invitée avec
Philippe au Palais de la Méditerranée, elle avait vu le nouveau maire, Jean
Médecin. « Il parle niçois, disait-elle, et on a comme ça, quelques
minutes, parlé tous les deux. »
— Il y a plusieurs sortes de niçois – Monsieur
Raybaud l’interrompait – un niçois pur, le vrai, et puis le niçois qu’on
parle dans la rue, que les Italiens ont déformé, et ça, c’est pas le vrai.
Médecin, lui, je le connais, il parle le vrai.
Il regardait sa femme, sa fille, il hésitait :
— Entre les Italiens et les Niçois, il y a une
différence. Nous, les Raybaud, comme Médecin, on est niçois depuis toujours.
Antoine secouait la tête, soupirait, se penchait en avant :
— Niçois, Italiens, mais vous parlez sérieusement,
monsieur Raybaud ? Vous y croyez à ce que vous dites ?
Madame Raybaud prenait le poignet de son mari, Lebrun se mettait
à rire :
— Pour moi, commençait-il, mais je suis de Lille…
Violette les regardait, Giovanna, la femme d’Antoine,
silencieuse, se retournant pour surveiller son fils Edmond, un gosse blond qui
lui ressemblait et qui avait déjà quitté la table, Barnoin, dont Violette
évitait les yeux. Il l’observait avec insistance, provocant, même, et elle
connaissait ce regard des hommes sur elle. Pas mariée, trente ans, bonne à
prendre pour une nuit ou une heure. Barnoin, lui aussi, donc, comme les autres,
ceux qu’il dénonçait, « bourgeois, capitalistes, richards » . Comme tous ceux qu’elle côtoyait aux studios de la Victorine, qui l’arrêtaient
dans un couloir : « Qu’est-ce que vous faites pour le week-end ?
Je monte à Peïra-Cava. Vous avez déjà fait du ski ? Extraordinaire, on ne
peut plus oublier, vous verrez. »
— Je passe mes week-ends avec Philippe Roux,
répondait-elle, agressive.
Ils s’excusaient, ou bien, méprisants :
— Le cameraman ?
Et quelques-uns, qu’elle avait envie de gifler, mais elle se
contentait de leur tourner le dos :
— Vous valez mieux que ça.
Barnoin, lui aussi. Il n’y avait que cet Italien, à la
gauche de Violette, qui se désintéressait du repas, de la conversation, de
Violette aussi, et elle était un peu dépitée, parce qu’elle aimait qu’on la
remarque. « C’est mon beau-frère, avait dit Antoine, en présentant
l’italien, Rafaele Sori. »
Rafaele avait souri, puis commencé d’interroger le père de
Violette, posant des questions précises :
— Racontez-moi. Comment c’était, Nice, quand vous êtes
arrivé ? En 88, vous disiez ? Le travail ?
Vincente, d’abord d’une voix hésitante, puis parlant plus
vite, expliquait : « On allait le matin, tous les trois, mes deux
frères, Carlo, Luigi et moi. On s’asseyait sur la place Garibaldi, on attendait
l’embauche, et si quelqu’un venait, on avait du travail, s’il voulait bien de
nous. Ça, c’est surtout Carlo qui l’a connu. Moi et Luigi, on a été chez
Merani, le député. »
— Vous étiez domestique ? interrogeait Monsieur
Raybaud, à l’autre bout de la table.
Vincente levait la
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