Nice
lui. Un roman commencé
qui n’était qu’une manière de rêver à l’histoire des Karenberg, à Héléna, la
sœur de son père, Héléna, dont il se souvenait si bien, altière, nerveuse. Les
yeux dilatés, elle regardait Jean, l’attirait contre elle, disait : « Ce
n’est pas facile de s’appeler Karenberg… J’espère pour toi… »
Il la retrouvait, Héléna, ce même profil, le front bombé, le
menton accusé, quand il regardait Nathalie. Tant de fois ils avaient décidé de
se tutoyer. « Nous sommes cousins germains, n’est-ce pas ? » commençait
Nathalie. Mais Jean n’y parvenait pas, et, aujourd’hui encore, alors qu’ils
avaient passé la journée ensemble, cette gêne entre eux. Le souvenir d’Héléna ?
Jean savait qu’elle s’était suicidée. Nathalie qui, si rarement, évoquait sa
mère, le savait-elle ?
Elle avait parlé de son père, avec complaisance, tout au
long de cette promenade sur la colline, vers Vence, dans la chaleur. Alexandre
et Nathalie avaient entraîné Jean. Une journée gâchée. Eux avaient le temps de
vivre les anecdotes de la vie, de s’attarder dans les villages du sud de
l’Italie, d’y découvrir que le fascisme n’effaçait pas la misère. Une
jouissance touristique de plus. Il avait envie de leur dire : « Que
faites-vous pour que cela cesse ? Vous n’acceptez même pas de signer ce
manifeste anodin. »
Barnoin avait chargé Jean Karenberg de recueillir des
signatures, de créer un Comité local des intellectuels pour la paix, contre
le fascisme. « Vois un peu, disait-il, dans ton milieu. »
Jean avait pensé à Alexandre Revelli. Ce camarade de lycée
devenu architecte semblait avoir des sympathies pour la gauche. En août 27,
Jean l’avait aperçu sur le quai du port, manifestant contre l’exécution de
Sacco et de Vanzetti. Et Nathalie, après tout, pianiste, ce pouvait être aussi
une recrue. Mais l’un et l’autre s’étaient dérobés. « Un comité local, expliquait
Jean. À Paris, Romain Rolland et Barbusse. Ici, tu… »
— Bien sûr, disait Alexandre, il faut faire quelque
chose. Mais je ne suis pas écrivain. Intellectuel, qu’est-ce que ça veut dire ?
Je suis plus proche des maçons que d’un de tes poètes.
Jean n’avait pas insisté. La fatigue, peut-être. Cette
chaleur dans la montée vers Vence, sous les arbres, la sueur qui lui couvrait
le visage, les gouttes sur les verres des lunettes, le sentiment, aussi, qu’il
ne réussirait pas, un fossé entre eux et lui. Ils montraient leur maison sur
les remparts de Saint-Paul. Ils faisaient visiter l’atelier d’Alexandre.
Nathalie faisait pivoter une sorte de totem sculpté dans le cœur d’un tronc.
— C’est étonnant, n’est-ce pas ? commentait
Nathalie. Taillé à la serpe. Un art primitif.
Puis, ils avaient commencé de raconter leurs histoires
privées. Cette indulgence de Nathalie pour son père.
Primitifs, ils l’étaient avec ce souci qu’ils avaient
d’eux-mêmes, de leurs sentiments, cette réduction qu’ils opéraient et qui
transformait tout en anecdotes. Alors qu’il fallait voir large, s’ouvrir sur
les principes, lier le détail à l’ensemble. Ne pas oublier la totalité. Le
révolutionnaire savait d’un seul coup d’œil rassembler le puzzle.
Nathalie et Alexandre avaient raccompagné Jean jusqu’à la
place, au delà des remparts de Saint-Paul. Là, contre un platane, Jean avait
déposé sa moto.
— Vous, Jean, commençait Nathalie, comme d’habitude,
vous n’avez fait aucune confidence.
Alexandre Revelli la tenait par l’épaule :
— Il n’est pas venu pour ça, disait-il. Karenberg,
c’est le missionnaire. Le destin privé, le sien ou le sort de M. Trotski, des
paysans russes expédiés en Sibérie, détail. Des œufs qu’on casse pour l’omelette.
C’est comme ça qu’on dit ?
Jean souriait. De cela, il voulait bien parler avec son père,
mais pas avec eux, ces dilettantes.
Il avait roulé jusqu’à Nice. Routes du milieu de la nuit qui
paraissaient ne s’ouvrir que pour lui, arbres et villages enfouis dont le phare
ne décapait que la surface, le temps d’apercevoir un tronc, l’angle d’un mur,
et de nouveau le cône de lumière comme un coin s’enfonçant dans la chaussée.
Les hommes, sauf quelques-uns, ignoraient les bas-côtés de la route. Ils
parcouraient un trajet solitaires : autour de soi la nuit où d’autres
poursuivent aussi, plus ou moins vite, leur trajectoire. Si
Weitere Kostenlose Bücher