Nice
Karenberg.
— Tu as peut-être raison, disait-il, peut-être. Va
dormir, va. Je te trouve un visage fatigué.
Au moment où Jean ouvrait la porte de la bibliothèque :
— Et ton travail personnel ?
Jean avait un geste de la main :
— J’essaie, disait-il, j’essaie.
Frédéric Karenberg s’approchait de son fils :
— Tu sais, rêver est peut-être aussi nécessaire que
changer le monde. Si tu es capable d’apporter ce rêve, laisse à d’autres, à Barnoin,
à Barel, à d’autres cette politique de chaque jour.
La phrase atteignait Jean. Il tentait de sourire avec
désinvolture, de répondre :
— Le rêve est un privilège aussi, disait-il.
Mais Frédéric Karenberg semblait ne pas entendre, il fermait
les yeux comme s’il voulait que sa pensée soit pure de toute influence
extérieure :
— Jean, si tu as ce rêve à donner, donne-le, n’hésite
pas.
Frédéric repoussait la porte de la bibliothèque, s’asseyait
dans un des fauteuils, et Jean s’appuyait au bureau de son père. Lampe éteinte.
Obscurité blanchâtre qui venait du parc.
— Parce que, reprenait Frédéric, quand on regarde sa
vie, au moment où, enfin, quand on arrive, comme moi, à quelques instants, à
quelques pas de la fin, qu’est-ce qu’il reste ? Des affections. Le souvenir
des affections. Finalement, le rêve, ce qu’on a fait à partir du rêve. Le
reste, ces grands changements, s’il n’y a plus de rêve…
Frédéric secouait la tête, faisait un bruit avec les lèvres :
— Il ne restera rien, c’est le rêve qui donne un sens.
Il se levait.
— Je crois qu’il faut dormir.
Jean ouvrait la porte.
— Et là-bas, dans notre Russie, je crois que le rêve,
fini, fini, ajoutait Frédéric Karenberg.
Ce soir, rentrant de Saint-Paul, atteignant l’escalier de la
villa au sommet duquel son père l’attendait, Jean se souvenait de cette conversation
d’il y avait quelques semaines.
— J’ai vu Nathalie, commençait-il, pour interrompre le
déroulement des souvenirs.
Mais Frédéric ne répondait pas.
— Je t’attendais, disait-il. Il faut que tu lises. Tu
auras le droit de continuer, de choisir. Mais il faut que tu saches d’abord.
Il entrait dans la bibliothèque, écartait les papiers en
désordre sur son bureau, retournait des feuilles, prenait des pages dactylographiées.
— Lis, disait-il. Ça vient de Russie, et ce n’est pas
n’importe qui, Victor Serge.
— Un opposant, disait Jean, encore un.
Frédéric agitait les papiers devant le visage de son fils :
— Un opposant ! criait-il. Et tu crois, toi, un
Karenberg, que c’est une réponse suffisante ? C’est d’il y a sept mois, de
décembre 1932, écoute.
Il se mit à lire d’une voix aiguë, indignée et solennelle : Nous sommes de plus en plus en présence d’un Etat totalitaire divisé en
castes, absolu, grisé de puissance, pour lequel l’homme ne compte pas… Ce
régime repose sur une double assise…
— Jean, comprends-tu ?
Frédéric levait les yeux sur son fils, il montrait les pages :
— C’est capital, parce que c’est la première analyse
qui vient de là-bas, la première.
Il reprenait sa lecture : … Une double assise :
une Sûreté toute-puissante et un ordre au sens clérical du mot… Ce régime est
en contradiction avec tout ce qui a été dit, proclamé, voulu, pensé pendant la
révolution même.
Jean avait envie de se boucher les oreilles ou bien de
hurler pour couvrir la voix de son père :
— Victor Serge, répétait Frédéric Karenberg, un vrai
révolutionnaire. Alors ? Je t’écoute.
Jean traversait la bibliothèque, ouvrait la porte suivi par
son père, qui, les feuillets à la main, continuait à lire, s’interrompait,
criait presque :
— Il faut savoir cela, parce que c’est vrai, vrai.
Ecoute, écoute le programme de Serge.
Il se remit à lire : Défense de l’homme. Respect de
l’homme. Il faut lui rendre une valeur. Sans cela, pas de socialisme. Sans
cela, tout est faux, raté, vicié… L’homme quel qu’il soit, fût-ce le dernier
des hommes.
Jean Karenberg avait atteint le palier. Il restait le front
appuyé contre la porte de sa chambre, sûr de ne pas entendre, et pourtant se
refusant à ouvrir la porte. Son père se tut enfin.
Jean entra dans sa chambre. La fatigue. Comme s’il avait
trop bu. Les jambes douloureuses. Il enleva ses lunettes, mit les paumes sur
ses yeux. Une phrase venait comme le début d’un roman à
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