Nice
Je suis parti avec
toi en Suisse, tu te souviens ?
Demeurer un instant silencieux, se souvenir ensemble des
bords du lac, Genève au loin, et les teintes rousses de la rive.
— Tous les deux, disait Nathalie.
— On est tous les deux, toujours.
La rumeur de la circulation, et, dans un creux, un martèlement
distinct, le trot d’un cheval. Prétexte à Nathalie pour se lever, afin de
cacher son émotion. Elle se penchait vers la chaussée, disait : « Ces
fiacres, un jour… »
Une tente de toile écrue protégeait les sièges, et le
cocher, le fouet à la main, un chapeau de paille sur la tête, se retournait. Un
fiacre, quand Nathalie, au début du mois de juillet 31, dit à son père, sur le
balcon de leur appartement, et trois voiliers sortaient du port, comme des
mouettes posées sur l’eau, qu’elle voulait se marier avec Alexandre Revelli.
Elle n’osait le regarder. Ses yeux allaient du fiacre aux
voiliers, et elle ne bougea pas quand il lui entoura les épaules de son bras.
Ils demeurèrent ainsi un long moment. Nathalie devinait son père si
bienveillant dans sa détresse, qu’elle put parler, enfin :
— Tu…, commença-t-elle.
Un mot. Il l’interrompait, pressait son épaule :
— Bien sûr, dit-il, tu dois. Si tu veux.
Il se reprit :
— Si vous voulez, la maison de Saint-Paul, celle que tu
aimes, je te la donne.
Il s’écarta, fit quelques pas dans l’appartement, revint.
Simulait-il l’enthousiasme ?
— Vous ne me verrez pas là-bas, ne craignez rien. À moins
que vous n’y teniez.
Il riait :
— Alexandre Revelli. Tu es parfaite, Nathalie.
Il allait et venait :
— Tu simplifies mes affaires. Sais-tu ce qu’on va dire ?
Tu t’en moques ? On va dire que les deux vieux, le juif Hollenstein et
l’italien Carlo Revelli, deux métèques, ont manigancé le mariage de leurs
enfants pour associer leurs intérêts. Trop drôle, tout ça. Dis-moi…
Le visage de Gustav Hollenstein se tendait :
— Tu es sûre ? Sûre ?
Elle avait envie de sauter à son cou, elle amorçait le
geste, et lui, prêt à la serrer. Puis, pudeur nouvelle, ils hésitaient,
s’écartaient.
Elle regardait de nouveau les voiliers qui longeaient maintenant
la côte, l’un d’eux mât oblique dont l’étrave déchirait la vague par le
travers.
— Son père…, commença Hollenstein.
Il se laissa tomber dans le fauteuil, le menton sur la
poitrine, soudain abattu, las.
— Papa ?
Il leva la tête, cligna des yeux :
— Je trouve que cela vient vite, dit-il.
Mariage discret. Pas de repas de noces. Un écho, pourtant,
dans le Petit Niçois.
Quand les fortunes se marient.
Nathalie Hollenstein, la fille unique de M. Gustav Hollenstein,
a épousé hier l’architecte Alexandre Revelli, le fils de l’un des plus grands
entrepreneurs du Sud-Est, Carlo Revelli. Les deux familles s’étaient déjà
associées pour la construction du « Grand Hôtel des Iles », au cap
d’Antibes. Voilà les liens d’affaires consolidés par les liens du cœur. M. Carlo
Revelli a décidément de la chance : sa fille Mafalda devrait épouser, dans
quelques semaines, le fils de monsieur le député Joseph Merani, maître Charles
Merani, du barreau de Nice. Voilà une manière élégante de lutter contre la
crise. Félicitations à l’heureux père.
Quand Mafalda s’était mariée avec Charles Merani, le maire
de Nice, le préfet et le nouveau député des Alpes-Maritimes, Ritzen, élu en
1928, avaient été invités, à titre privé, au repas, dans la salle à manger du
Grand Hôtel des Iles. Alexandre et Nathalie voyageaient alors en Italie,
gagnant le Sud. Ils s’enfonçaient dans les ruelles fétides, longues comme des
coupures douloureuses. Les enfants, nu-pieds, couraient autour d’eux, les
mouches collées à leurs yeux. Les villages perchés, constructions arrogantes –
et parfois une maxime mussolinienne, hautes majuscules noires sur un mur crépi,
avait été tracée le long du chemin, anachronique et dérisoire – se décomposaient
en masures dominées par le clocher d’une église baroque ou les ruines d’un
donjon qu’on confondait, de loin, avec les pentes pierreuses enveloppées par la
brume grise de la chaleur.
Des carabiniers contrôlaient leurs papiers, s’étonnaient de
leur présence : « Ici, ce n’est pas une Italie pour vous, pour les
étrangers, disaient-ils. Ce n’est pas la vraie Italie. Revelli ? Italien ? »
— Français…
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