Nice

du cou un ruban noir, et qui, d’abord en
français, puis peu à peu en anglais, racontait à Violette sa vie, ces
feuilletons qu’elle écrivait pour les journaux d’Edimbourg et de Londres, son
père qui avait vendu pièce par pièce l’héritage avant de mourir, ne lui
laissant que cette villa de Cimiez.
    — Les hommes, ah ! Violette, attention, attention.
    Puis, miss Russel riait, et le visage devenait comme ceux
des petites filles, lisse, mutin.
    — Mais, quand même, ce n’est pas toujours mauvais.
    Elle entraînait Violette dans sa bibliothèque, s’appuyait
sur sa canne :
    — Tout ça, disait-elle, si je pouvais…
    Violette choisissait un livre français, et, les volets clos,
elle commençait à lire à haute voix pour miss Russel. Souvent elle s’interrompait
et, elle qui ne s’était jamais confiée, voici qu’elle se mettait à parler,
Philippe, Katia, Dante. L’avenir qui l’inquiétait.
    — Quelque chose, commençait-elle, ça ne peut pas comme
ça longtemps. Pas seulement pour moi, mais partout, le monde…
    Aux studios, on licenciait des machinistes. Des acteurs, qui
ne réussissaient pas à s’adapter au parlant, ne trouvaient plus d’emploi. « Apprends
à parler, criait Rex à une fille qui pleurait. Ta bouche, c’est pas un cul. »
Il riait agressivement, mais cédait une partie de ses studios à la société
Gaumont.
    — Ils me proposent, disait Philippe à Violette.
    Ils s’étaient retrouvés à la Grande Bleue. Elle
fermait les yeux, se passait d’un mouvement lent de la crème sur le visage. Le
soleil l’engourdissait, et elle était apaisée comme si la chaleur était une berceuse
monocorde.
    — Tu m’entends ? interrogeait Philippe.
    Oui, de la tête.
    — Gaumont, ils me proposent pour les Actualités, si je
voulais, le Japon ou la Chine. Ils ont besoin d’un cameraman, tout de suite,
avec les événements là-bas.
    Immobile, Violette. Les choses arrivent d’une façon qu’on
n’attend jamais. Comme au jeu de dames. Dante le lui avait appris quand il
était rentré de la guerre. Elle surveillait un pion et, au bout du damier, il
lui en prenait cinq d’un coup, doigt sautillant de case en case.
    — Tout de suite, répéta Philippe.
    — Il faut que tu acceptes, dit-elle, c’est important.
Ici, pour toi, tu ne peux rien faire.
    Ne pas ouvrir les yeux, ne pas le voir. Ne plus parler.
    — Si, toi et moi, ici, si on avait pu…
    Ne pas bouger.
    Il était parti une dizaine de jours plus tard.
    — Il m’a écrit de Changhai, disait Violette à miss
Russel, ce qu’il voit, cette misère, et les gens qu’on tue dans les rues.
    Violette posait le livre ouvert sur ses genoux, elle offrait
une cigarette à la vieille dame :
    — Fumer, disait miss Russel. La première fois, quand je
me suis mise à fumer, vous savez qu’ils ont failli me lyncher ?
    Elle fumait en toussotant, les paupières tremblantes comme
si la lumière la gênait, si elle ne pouvait regarder hors d’elle que par brèves
séquences vite interrompues.
    — Vous croyez, interrogea Violette, que ça peut durer
longtemps, le monde, comme ça, sans qu’il se passe quelque chose ? Tous
ces scandales, ces…
    Violette, depuis quelques mois, découvrait en traversant
Nice d’est en ouest, de Cimiez aux studios de la Victorine, comme une mer tout
à coup levée dont les embruns vous frappent. Sur le boulevard Victor-Hugo
qu’elle prenait souvent, c’était, presque chaque jour, devant le Palais des
Fêtes – une sorte de grand hangar de béton armé qui servait aux réunions,
aux foires – des groupes qui discutaient, envahissant parfois la chaussée,
sortant d’un meeting, voulant en empêcher un autre. Violette, à deux reprises,
s’était trouvée entourée par les manifestants, qui se penchaient, visages collés
aux portières, certains donnant des coups dans la carrosserie, hurlant, et elle
se souvenait d’une voix qui répétait : « C’est une youpine, une
youpine, ou elle couche avec un youpin. »
    Elle avait réussi à se dégager, à prendre par la Promenade
des Anglais où tout était calme, comme s’il s’agissait d’une autre ville, ou
bien, plutôt, de la surface fragile que la lave allait crever. Elle s’arrêtait,
rencontrait Katia à l’Hôtel Impérial, commençait à se remettre :
    — Youpine, répétait-elle, ils sont fous.
    Elle racontait à Hollenstein, assis sur un bras de fauteuil.
    — L’antisémitisme, je connais, disait-il. Je