Nice
connais –
il avait un hochement de tête. Pendant l’affaire Dreyfus, mais pour vous,
Dreyfus, c’est un nom, même pas, peut-être…
Il riait.
— J’oublie toujours que je suis vieux, n’est-ce pas,
Katia ?
Katia somnolait, enfoncée dans le fauteuil, indifférente.
Hollenstien se tournait vers Violette :
— J’ai vu ça à Vienne aussi, continuait-il. Une lèpre,
et maintenant, après l’Allemagne, ça s’étend avec cette affaire.
On ne parlait que de Stavisky, l’escroc génial, le corrompu
corrupteur, le juif qui achetait les députés. La haine, la peur. La foule
faisait la queue, place Masséna, devant les bureaux de la Caisse d’épargne. « Tu
n’as rien à la Caisse d’épargne ? demandait-on à Violette. Tu sais qu’ils
n’ont plus un sou, ils se sont fait avoir par Stavisky. »
Elle voulut voir. Les gens se bousculaient devant l’entrée
de la Caisse, la police chargeait. Les visages, les bouches déformées pour
crier, les mâchoires qui se crispaient, les gestes du poing, les hurlements.
Quelque chose allait exploser, elle en était sûre, elle cherchait à se souvenir…
Ces courses dans les rues, ces voix, les uniformes… Un autre jour, c’était le
meeting des contribuables, puis une contre-manifestation. Violette avait dû
abandonner sa voiture avenue de Verdun.
Barrage de police empêchant de traverser la place Masséna,
des femmes qui débouchaient de la rue Gioffredo, brandissant le drapeau rouge,
et un cri qui se répétait dans la foule : Les cigarières, les
cigarières.
Violette, sur le trottoir, sous les arcades des Galeries
Lafayette, les voyait, ces femmes en blouse grise qui se battaient avec les policiers.
Ils reculaient et, entre les mailles déchirées, la course des femmes vers
l’avenue de la Victoire, l’internationale, les gendarmes à cheval qui
s’engageaient sur la place, Violette poussée par la foule, les becs de gaz qui
s’éteignaient l’un après l’autre, des manifestants lançant des pierres sur les
globes, puis les vitrines brisées, les mannequins de cire ou de bois brandis
comme des corps nus, et plus loin, sur l’avenue, devant les bureaux de l’Éclaireur,
la Marseillaise, des hurlements, l’internationale. Les Camelots du roi,
les fascistes, crie quelqu’un près de Violette. Elle est écrasée contre les
grilles de fer tirées devant l’entrée des Galeries, des visages, là, qu’il lui
semble reconnaître. « Laissez-moi entrer, dit-elle, j’ai été employée. »
On entrouvre, elle passe, on cadenasse derrière elle. Des clients bloqués dans
les rayons, les vendeuses qui parlent entre elles. Violette retrouve le chemin
des ateliers, il lui semble qu’elle est à peine sortie un moment, échappant à
la surveillance de la chef, qu’elle va s’asseoir à sa place, derrière la
machine, reprendre la couture, à peine quelques points qu’elle n’a pas eu le
temps de faire. Devant la porte, interdit au public, elle s’arrête.
Quelqu’un pousse les deux battants.
Le temps, le voici, gravé dans un visage, Madeleine Vial,
maigre, les joues coupées de rides, les cheveux blancs :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te cherchais, dit Violette, je suis entrée là,
avec cette manifestation, et je voulais…
Madeleine se retourne, prend Violette par le bras :
— Pas longtemps, dit-elle, c’est toujours pareil…
Qu’est-ce que tu deviens ? Fais-toi voir…
Elle s’écarte.
Vieillir un instant, s’enlaidir, changer cette robe Haute
Couture, cacher ce sac, cette bague, pour que Madeleine…
— On m’avait dit… Attends, Barnoin, tu sais, l’ami de
Dante, le communiste… Je le vois, parce que…
Elle baisse la voix :
— Ici, il faut pas parler, mais on essaie, avec le
syndicat…
Vers dix-neuf heures, Violette a pu quitter les Galeries.
L’obscurité des rues autour de la place Masséna, des groupes qui se forment,
bruits de voix, mains levées, Violette va de l’un à l’autre, marchant sur du
verre qui crisse, les mots qu’on se renvoie : Morts aux Juifs, À bas
les voleurs, qui grossissent, explosent. Stavisky, Fascistes, À bas les
voleurs, s’élèvent de nouveau. Unité. Brusquement, le silence, des
gendarmes tenant le mousqueton par le canon, à deux mains, casques, jugulaires,
se mettent à courir. On saute les bancs arrachés, les platanes déracinés,
Violette s’engouffre dans une porte, monte jusqu’au premier étage, elle est
seule avec ces cris : Assassins,
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