Nice
ils ont blessé trois personnes. Ça commence
comme en Espagne.
Denise prend Roland contre elle, le berce dans le tramway
qui traverse le Paillon, rejoint les lumières du centre, la rumeur disciplinée
des places et des rues de l’ouest.
Rue de France, Dante a sauté du tramway, il tend les bras
pour aider Denise à descendre, porter Roland.
Mais Denise ignore Dante. Elle serre Roland contre elle,
elle descend seule, elle marche seule, les mains protégeant le visage de son
fils.
30
Ils avaient couru jusqu’au bout du quai, restant un moment à
la hauteur de Rafaele Sori qui, du wagon, leur tendait la main, puis le train
disparaissait, point rouge que semblait dévorer la colline.
Antoine Revelli et son fils étaient revenus vers Giovanna
sous la verrière de la gare. Antoine donnait une poussée à Edmond.
— Embrasse maman, disait-il.
Edmond s’élançait vers Giovanna qui le soulevait, lui
caressait le visage, le gardait contre elle, et quand Antoine était près d’eux,
Giovanna pleurait.
— Lui, disait Antoine en les entraînant, il fallait
qu’il parte.
Il prenait l’épaule de Giovanna, ressentait l’inquiétude de
sa femme.
— Pas moi.
Et il ajoutait, faussement joyeux.
— On va manger une cassata, tous les trois, hein,
fiston ? Une bonne cassata.
Ils sortaient de la gare, et cette envie de courir, ce rêve
que faisait Antoine alors qu’ils descendaient les marches vers l’avenue Thiers,
de rattraper le train, le dernier wagon, rejoindre Rafaele, et là-bas, enfin, à
visage découvert, se battre. Ne plus lancer des pavés dans une vitre comme des
voleurs, fuir à bicyclette, et, le matin, retrouver le chantier où rien n’a
changé, et le patron passe – « Alors Revelli, ça travaille pas vite,
aujourd’hui ? » – ou bien filer quand un agent vous siffle parce
qu’on n’a pas d’éclairage sur le vélo. En finir dans une grande bagarre où on
leur réglerait leur compte, une fois pour toutes, le fusil à la main, armée
contre armée.
Rafaele avait eu raison de partir en Espagne. Dès qu’au
début du mois d’août il avait su que des antifascistes italiens se regroupaient
à Barcelone, que Carlo Rosselli, un professeur exilé, créait un bataillon, Giustizia
e Libertà, Rafaele avait abandonné le chantier.
— Qu’est-ce que tu veux que je foute ici ?
disait-il.
Giovanna, dans leur cuisine, la fenêtre ouverte sur la paroi
du vallon, s’appuyait à l’évier, regardait son frère.
— Toi, tu as une femme, continuait-il, un enfant, moi…
— Qui t’empêche ? disait Giovanna.
— E cosi.
C’est comme ça. Les choses vont. On s’imagine qu’on va
devenir ingénieur, géomètre, que… et un soir, dans les rues de Turin, les
bandes de Chemises noires accrochent à un camion le corps du père, et ils
commencent à rouler sur les pavés. Qui peut laisser faire ça ? Qui peut croire
que ces assassins vont devenir ministre, maire, préfet, policiers ? Ils
vous arrêtent au cimetière devant la tombe du père, ils frappent. Le directeur
de l’école vous dit : « Ici, on peut plus vous garder. D’ailleurs en
ce moment, pour vous, ingénieur… »
Rafaele franchissait la frontière avec Francesco. Le temps
d’apprendre à travailler, de connaître une fille, et Francesco partait pour
l’Italie, mouchardé, fusillé. Les choses vont.
Qui penserait à se marier ? Comment ne pas partir
là-bas ? Comment ?
Violette, qu’Antoine n’avait plus vue depuis des mois,
passait ce soir-là.
— Je ne reste pas, disait-elle, je suis avec un ami.
Cheveux très courts, sandales, pantalon et chemise comme en
portent les hommes. Edmond debout dans un des coins de la cuisine, immobile, ne
détachant pas ses yeux de cette silhouette.
— Je me suis souvenue, l’adresse, en passant… On va
dîner à Saint-Pancrace. Edmond, il a grandi.
Elle évite de regarder Rafaele, s’approche de son neveu qui
recule le long du mur.
— Tu connais Rafaele… ? demande Antoine.
— Bien sûr, je l’ai même enlevé.
— Il part en Espagne.
Deux rides au coin des yeux de Violette qui attire Edmond
contre elle, commence à lui caresser les cheveux.
— J’ai un ami, dit-elle, un cameraman, pour les
Actualités. Il dit que c’est horrible. Dans une ville, ils ont fusillé des
centaines de personnes dans les arènes, Philippe…
Violette allume une cigarette – Edmond s’écarte. Elle
fume un peu trop vite.
— Mon ami dit que les
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