Nice
les cannes à pêche,
montrait à Roland un moulinet. « Je te donne cette petite ligne,
disait-il. Ça, c’est le bouchon. » Il remplissait une bassine d’eau. « Quand
le bouchon s’enfonce… » Roland plongeait sa main, riait, refusait d’aller
se coucher, nerveux comme sont les enfants avant un voyage.
Cet homme. Cet enfant. Mon mari. Mon fils. Comment croire
que je suis devenue cela ? Hier, il me semble, ce Russe, devant Haute
Couture, s’approchait de moi : « Je vous conduis, Mademoiselle ? »
disait-il. Je m’éloignais, j’imaginais, demain j’accepterai, et… Que puis-je
imaginer maintenant ? Cette photo de Paris-Soir comme un miroir.
Dante soulevait Roland. « Au lit, au lit », et
Denise entendait la voix de son fils. « Elle vient, maman ? »
Elle était avec eux dans le tramway qui s’arrêtait place
Risso.
Elle voyait, près des cars du Syndicat des employés d’hôtel,
ce groupe de femmes qui semblaient déjà, alors que Denise, Dante et Roland
avançaient vers elles, chuchoter. Denise enlevait son chapeau, la veste de son
tailleur en chantoung, pour essayer d’être comme elles, pas trop élégantes. Si
elle avait su, mais elle imaginait toujours. Et ce n’était pas son milieu.
Elle, les clientes de Haute Couture lui disaient : « Denise,
vous vous habillez avec un chic ! » À quoi ça lui avait servi ?
Le chauffeur, debout sur la galerie du car, prenait les
cannes à pêche, les musettes, quelqu’un passait avec un fiasco de vin. « On
boit un coup, à la bonne franquette ? » Bras nus, un chemisier à pois
bleus, avec un grand nœud retombant sur la poitrine, une femme s’approchait :
— Vous êtes la femme de Dante ? demandait Yvette
Lebrun.
Madame Lebrun, Madame Revelli. Denise regardait Yvette.
Voilà ce que je suis.
— On m’a dit que vous étiez une belle femme, disait
Yvette, assise près de Denise, alors qu’ils roulaient vers Le Trayas, c’est
vrai. Il vous ressemble votre fils.
Denise tenait Roland sur les genoux. Elle ne répondait pas à
Dante qui allait de l’un à l’autre, l’interrogeait : « Ça va ? »
Elle serrait Roland, elle s’agrippait à lui, elle lui parlait pour ne pas
entendre ces chants de rues : Allons au-devant de la vie… qu’ils
entonnaient, ces plaisanteries, le déchirement du changement de vitesse, à
chaque tournant dans l’Esterel. Ne pas étouffer. Vomir. Elle tenait la main de
Dante sur la plage, au restaurant :
— Vous êtes enceinte alors, il paraît ? demandait
Yvette.
Dante, ce parleur. Elle l’apercevait debout sur les rochers,
lançant sa ligne, le pantalon retroussé.
— C’est vrai ? Vous êtes enceinte ? répétait
Yvette.
Denise avait lâché Roland. Elle l’avait perdu. Elle commençait
à crier : « Roland, Roland ? » Il s’était noyé, elle allait
le trouver entre deux rochers, et elle prendrait la tête de son fils mort à
deux mains. « Roland, Roland. » Elle rejoignait Dante, maladroite
avec ses talons. « Il est par là, disait-il. Il s’amuse. »
Elle était la seule à s’inquiéter, seule à savoir. Elle
insultait Dante. Imbécile. Egoïste. Et quand elle retrouvait Roland elle le
giflait, l’embrassait, refusait de le laisser jouer avec les autres. « Tu
m’as fait assez peur », disait-elle.
Deux jours ainsi. Ces femmes autour d’elle. Ces deux gosses
qui allumaient le feu, installaient un chaudron, criaient comme des poissonnières :
« La bouillabaisse, on fait la bouillabaisse ce soir. »
Enfin, le car rentrait dans Nice, dépassait deux cavaliers
qui, sur l’allée de sable de la Promenade des Anglais, prenaient le trot, un
homme et une femme, tous les deux très droits. Elle, tête nue, un chemisier
blanc aux poignets mousquetaire, et quelqu’un du car lançait :
— C’est bon ? Ça chatouille là où il faut ?
Rires comme une eau sale qui couvre Denise.
Ils s’arrêtent place Risso. Etendue noire après le collier
lumineux de la Promenade. Des cris, alors qu’on lance des musettes, qu’on tend
les cannes à pêche. Pour le Front populaire, pour l’Espagne. Denise en sueur,
cette envie de s’étendre, et Dante qui parle, ces hommes qui arrivent en
courant vers eux. Denise commence à marcher, entraînant Roland. Dante les
rejoint à l’arrêt du tramway. Gestes, voix forte pour ceux qui attendent, qui
se rapprochent.
— Les fascistes, dit-il. Les types de Doriot. Ils ont
tiré, place Arson, dans un café,
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