Nice
Bertaud alors que Ritzen suit des
yeux ses petits-enfants, et Pierre, à Nice, en est le témoin, il peut vous en
parler, et c’est une garnison frontière qui, s’il y a guerre… – un silence –
ce qui m’inquiète, répète Bertaud, c’est le moral des troupes. Le Front
populaire a achevé la besogne des communistes. Vous savez ce que j’ai vu,
Ritzen ? Aux manœuvres de Provence, l’année dernière, des réservistes qui
saluaient le poing fermé – Bertaud lève le poing. Ils chantaient l’internationale. Et vous n’arriviez pas à les faire taire. Voilà l’armée. Et notre réseau
anticommuniste, qu’est-ce qu’il peut ? J’ai créé des noyaux d’officiers
sûrs là où j’ai pu, j’ai agi en accord avec Pétain et Franchet d’Esperey, mais
la Cagoule nous a pris de vitesse, avec ce complot, ces armes italiennes, ces
assassinats, tout cela que la police sait parfaitement.
— À Nice, dit Ritzen, qui ne les connaît pas ? Il
y a Merani, le fils du député, il y a Darnand.
— Un bon sous-officier, dit Pierre, courageux.
— Borné, dit Bertaud.
— Il y a eu ces assassinats.
Ritzen pose la main sur l’épaule de Bertaud :
— Ce que je ne leur pardonne pas, continue-t-il, ce
sont leurs contacts avec l’étranger. Même s’il ne s’agit que de l’Italie. Il y
avait déjà les communistes avec Moscou, si maintenant nos officiers, aussi.
Dites-moi, Bertaud, franchement, est-ce qu’il y a encore des patriotes ?
Ou bien est-ce que la patrie ce n’est plus à la mode ?
Ce champ qui ondule au pied de l’ossuaire, et chaque croix,
quand le soleil oblige à cligner des yeux, ressemble à un oiseau posé, blanc,
et ils sont des milliers, immobiles.
— Je suis allé à Verdun, l’année dernière, continue
Ritzen, avec une délégation d’anciens combattants. Je vous assure, ce
cimetière, c’est insupportable.
— Ce que je crains, commence Pierre Ritzen, c’est le
refus du sacrifice chez nos soldats. Le jour de l’incorporation, quand on lance
aux appelés la vareuse, le béret, le treillis, les brodequins, ils ont un
frisson de dégoût. L’uniforme de la mort.
— Il y a eu tant de morts, reprend Pierre, qu’ils ne
veulent plus mourir.
— Ce n’est qu’une question de discipline ou de
propagande, dit Bertaud. Comme vous voulez. En Allemagne ou en Russie, croyez-moi,
on saura leur imposer le sacrifice.
Ces corps musclés, statues d’orgueil dressées face à face et
dominant les pavillons du Reich et de l’U.R.S.S. à l’Exposition internationale
de Paris.
— Et nous ? continue Bertaud. Les ouvriers de
l’Exposition étaient en grève, nous l’avons inaugurée dans les gravats, voilà
notre fierté nationale.
— La politique, mon cher Bertaud, la politique. Quand
un pays catholique accepte un chef de gouvernement juif, est-ce que ce n’est
pas un signe ?
— Ce n’est plus Blum, dit Pierre.
Il a un geste de lassitude. Lucie s’est approchée de lui.
— Vous restez dîner, colonel ? demande-t-elle à
Bertaud.
Bertaud s’incline, sourit distraitement à Lucie.
— Nos hommes politiques, dit-il, leur aveuglement. Et
nos grands militaires, si vieux, si routiniers.
Il se tait tout à coup. Ce voyage avec Pétain sur la
frontière, les fortifications de la ligne Maginot où les hommes s’enterrent.
Les généraux satisfaits, personne qui ne dit ce que Bertaud tente de faire
comprendre à Pétain : « Puisque la ligne Maginot est imprenable, les
Allemands passeront ailleurs. »
— Ils seront faits comme des rats, dit-il à Ritzen. Des
rats. Parce que les gens ont peur de se battre, on les enferme déjà dans un cercueil
de béton. Et ils sont heureux. Ils couchent au sec. Les avions ? Les tanks ?
Ils ignorent.
Bertaud frappe du poing sur la pierre.
— Ritzen, ils ne veulent pas savoir. Et ceux qui savent
ne sont plus des militaires, mais des politiques.
Chez un haut fonctionnaire, Bertaud a rencontré le colonel
de Gaulle, morgue, nonchalance hautaine.
— Toujours connétable, raconte Bertaud. Il avait de
bonnes idées. Mais qu’a-t-il dit ? Il veut lier partie avec un homme
politique d’envergure, devenir son conseiller militaire et, par ce biais,
imposer ses conceptions modernes, voilà ! Et cet homme politique, vous le
connaissez.
— Paul Reynaud ? dit Ritzen.
Bertaud fait un signe de tête. Ils se taisent. Jacques s’est
approché silencieusement, il appuie son front contre le bras de son
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