Nice
porte ouverte. Sa mère venait le rejoindre, le col
de la robe de chambre relevé, les yeux rougis. Elle s’asseyait, en face de son
fils, ne répondant même pas s’il disait : « Je t’en prie, je suis là,
tu peux te coucher. »
Peggy avait le même mouvement de tête que Frédéric.
— Il est vieux, disait-elle, mais ce n’est pas la
maladie, Jean, pas celle qu’on croit, tu le sais bien, toi.
Jean la prenait sous les aisselles, il la forçait à se lever :
« Allons, maman, allons. » Il l’obligeait à se taire, il la
reconduisait à sa chambre, la bordait.
— Tu le sais bien, répétait-elle.
Et, parce qu’il voulait ne pas l’entendre, ne pas savoir,
Jean était parfois brutal :
— À soixante-quinze ans on meurt, maman, on meurt. On a
de la chance d’être arrivé là, sans trop de mal, tu comprends ? De la
chance.
Il tirait la porte, mettant autant de rage à la retenir que
s’il l’avait claquée. Il rentrait dans la chambre de son père. Veilleuse, odeur
de camphre et d’eau oxygénée, l’infirmière qui somnolait, et Frédéric Karenberg
qui tendait la main vers Jean, qui souriait quand son fils la saisissait, qui
toussait pour pouvoir parler.
— Je pense, disait-il, à tout ce que nous croyions,
imaginions.
L’infirmière s’approchait.
— Ne le faites pas parler, chuchotait-elle. Vous le
fatiguez.
Cette pression des doigts qu’exerçait Frédéric pour retenir
Jean.
Mais Jean se dégageait, un doigt après l’autre.
— Il faut que tu dormes, disait-il.
Lâcheté, folie.
Il ne restait maintenant que ces cendres friables, les
derniers livres lus, l’Espoir, et sur une des pages de garde, sous le
nom de Malraux, une citation notée par Frédéric Karenberg au crayon : Trotski
est une grande force morale dans le monde, mais Staline a rendu sa dignité à l’espèce
humaine… Tout comme l’Inquisition, les procès de Moscou n’amoindrissent
nullement la dignité fondamentale du communisme. Puis ces mots : Discours
prononcé à New York par Malraux. Jean applaudirait. Je m’insurge. Je m’insurge.
On ne peut bâtir le juste sur le faux. Et nous ne voyons peut-être que la cime
de l’iceberg. Que savons-nous des profondeurs de la Russie de Staline ?
Combien de morts humbles si l’on sacrifie les idoles ? Peut-être des
millions.
Jean replaçait le livre sur la table basse près du fauteuil,
et le cri s’élevait, il l’écoutait sans pouvoir le contrôler, il emplissait sa
bouche, se modulait seul, instinctif comme un spasme. Il laissait une grande
fatigue, qui courbait Jean, appuyait sa tête sur le bureau.
Jean restait ainsi le temps de reprendre conscience. Il
essuyait ses yeux du revers de la main, ouvrait un tiroir, prenait les cahiers
que son père lui avait souvent montrés. Frédéric, à chaque fois, plaçant sa
main sur la couverture de l’un d’eux.
— Ce que je pense est là, disait-il à Jean. Ce que je
pense ? Ce que j’ai cru vrai.
Jean ne lisait pas, il se contentait de feuilleter ces
pages, et le cri recommençait à surgir, révolte, regrets, haine de soi. N’avoir
pas su dire avant, avoir perdu ce temps à parler à d’autres, à écrire pour
d’autres, alors que… Et les mots entrevus faisaient éclater le cri, la
certitude que le père valait mieux que tous, que lui, le fils, n’en était
qu’une réplique ratée, indigne. Le remords de toutes les violences échappées,
quand ils se heurtaient, et c’était devenu si fréquent, avec la disparition
d’Andrès Nin à Barcelone, l’assassinat de Reiss, les procès à Moscou, le corps
du secrétaire de Trotski qu’on retrouvait mutilé dans la Seine, ces crimes, et
la Constitution en carton-pâte, la plus démocratique du monde, disait Staline,
que l’U.R.S.S. proclamait. « Au moment, Jean, disait Frédéric Karenberg,
au moment où ils se donnent le droit d’exécuter les enfants de treize ans. »
Le reste, du reste on meurt.
Jean ouvrit le dernier cahier. Si difficile de s’arracher
à ce que l’on croit. Il tourna les pages. Prit un des premiers cahiers,
hésita, commença une phrase : Je me souviens d’Héléna dans le parc de
Semitchaski, elle était alors ma toute petite sœur…
Cette détresse qu’il ressent. S’il pouvait entendre la voix.
Dire : « Parle encore, parle. » Le désir de s’emparer du corps
de son père, d’enfouir en soi toute cette vie dont on vient. Porter, comme une
femme porte un enfant, le père mort,
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