Nice
silence :
— Eux ou d’autres, n’est-ce pas ? Je pense…
Ces régiments que la terre dévorait, qui devenaient des
formes gluantes et enflées, puantes, et que fouissaient les rats. Tranchées
fosses communes.
— Vous vous rappelez, Bertaud, cette classe 17 ?
Bertaud s’immobilisait. Il voyait les gamins de vingt ans
qu’on poussait vers les premières lignes et qui regardaient – ces yeux
qu’ont les enfants quand on les oblige à entrer dans une pièce obscure, le
soir, et qu’on les laisse seuls – les arbres brûlés, cisaillés à hauteur
d’homme par les éclats d’obus.
— Vous m’aviez dit, Bertaud, reprenait Ritzen, vous
vous souvenez ? « Chair trop tendre, du beurre, ça fond. » Je
n’ai jamais oublié.
— Ils ont eu quatre-vingts pour cent de pertes, dit
Bertaud.
Il fait quelques pas.
— Ce sont eux qui nous manquent, ajoute-t-il.
Ils ont débouché sur le terre-plein devant la maison.
Jacques et Eliane, les enfants de Pierre Ritzen, courent vers eux, entourent
leur grand-père. Jacques s’empare de la canne, l’épaule comme un fusil, puis se
précipite vers la maison, où apparaît, mince, les cheveux courts frisés, Lucie,
sa mère.
— Dans vingt ans, dit Ritzen.
Et, d’un mouvement du menton, il désigne son petit-fils :
— Que sommes-nous en mesure de leur garantir ? Si
cela continue…
Ils s’asseyent autour d’une table de pierre, cercle massif,
ancienne meule de moulin à huile au grain fin, aux angles vifs.
— Ce port, dit Bertaud, vous ne me l’avez pas montré ?
Ritzen hausse les épaules. Pierre se penche en avant.
— Mon colonel, dit-il, mon frère a, en fait, été
manœuvré, il n’a averti ni mon père, ni moi, bien sûr.
— Bertaud… – Ritzen a interrompu son fils. – J’ai
quelques principes et vous les connaissez. C’est vous qui, un jour… – Il
tend le doigt vers le colonel. – À Nice, vous m’avez fait l’apologie du
régime italien, du fascisme, de votre colonel de Beuil. C’est vous, ce n’est
pas moi. Moi, comme officier français, jamais, jamais je n’accepterai que des
armes étrangères… et, je vais vous dire…
Ritzen se lève, fait quelques pas autour de la table.
— Quand j’ai su que Jules, dans notre propriété, dans
notre port…
Scène brève. Ritzen est entré, dans la clinique de son fils.
« Je voudrais voir le Dr Ritzen », demande-t-il à la réception. « Il
opère, Monsieur. » Ritzen s’assied. Heures ou minutes. Le temps est un
bloc. Jules Ritzen apparaît au bout du couloir, le bonnet à la main, le masque
de chirurgien sur le cou. Son père s’avance et, sans un mot, le frappe du
revers de la main au visage.
Ritzen s’est assis de nouveau près du colonel Bertaud.
— De Beuil est devenu fou, dit Bertaud, et il n’est pas
le seul. Ces cagoulards…
Le général Duseigneur, Deloncle, un ingénieur de la Marine.
Des armes italiennes stockées. Des cellules dans les principales villes.
L’assassinat.
— Ils ont des tueurs, explique Bertaud. Savez-vous
qu’ils ont volé des souches de bacilles tétaniques et botuliques à l’institut
Pasteur avec l’intention de liquider tel ou tel de leurs adversaires ? Et
pourquoi pas des épidémies ?
Le colonel Bertaud s’arrête, hausse les épaules. Il reprend :
— Fous, prêts à tout pour s’emparer du pouvoir. Et pour
quoi faire ? Quand on connaît Deloncle et de Beuil, on tremble. Enfin,
Ritzen, vous le savez mieux que moi, la police, dans un pays moderne, sait tout
de tout. Ils allaient à l’échec. J’ai dit – Bertaud hésite, regarde Pierre
Ritzen – j’ai dit à Franchet d’Esperey – il soupire – parce
qu’il couvrait ça, Ritzen, lui, notre maréchal, je lui ai dit, si vous
continuez à voir ces gens-là, qui veulent la guerre civile, votre nom va
sombrer dans une aventure à la sud-américaine, et nous ouvrons le pays aux
Boches.
— C’est l’évidence, dit Ritzen.
Il porte la main à sa cuisse que la douleur taraude. Il se
lève en s’appuyant à la table :
— Et Pétain ? demande-t-il.
— Vieux, dit Bertaud, mais prudent. Il n’a pas marché
avec la Cagoule, mais il était au courant. Maintenant que le complot est
démasqué, il est vierge.
Jacques est de nouveau près d’eux, brandissant la canne
comme une épée.
— Je te tue, crie-t-il en menaçant Ritzen.
Puis il s’élance vers les pins en entraînant sa sœur.
— Ce qui m’inquiète, dit
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