Nice
entier, corps et âme.
Âme.
Le mot vibre comme le bronze heurté. Communier avec le père
corps et âme. Ces mots d’église.
Jean pose sa tête sur le cahier ouvert, ses bras sont
écartés, appuyés sur le bureau.
Qui donc l’avait conduit, peut-être sa tante Héléna, dans
une église ? Était-ce cette église russe perdue au milieu des jardins
niçois ? La coupole dorée se dressait, inattendue, au-dessus des toits de
tuiles rouges. Les voix profondes, l’odeur de l’encens, ce cercle élevé devant
l’autel, hostie qui masque le visage du prêtre, chair qu’il dévore. Communion.
Cet autre souvenir, le banquet de la Victoire au Palais des
Fêtes, et les verres qu’on tendait vers la tribune, le chant rituel : C’est
la lutte finale…
Si l’homme meurt, quelle lutte sera finale ? Quelle
lutte vaut qu’on le tue ?
Père, je voulais que tu sois là. Que tu parles. Tes paroles
deviendraient mon sang.
Jean Karenberg est seul.
41
Cette femme dans la foule.
Dante approcha sa main du corps de Denise, il reconnut la
soie bleue de la chemise de nuit, il frôla la hanche, posant sa main sur le
ventre, légèrement, d’abord, puis l’appuyant. Denise se mit sur le côté, mais
comme il laissait sa main, là, dans le creux de la taille, elle se leva, et la
main de Dante retomba sur le drap tiède.
Cette femme, dans la foule, devant le casino de la Jetée-Promenade.
Les lampadaires venaient de s’éteindre et le brasier, dans la nuit, illuminait
la baie. Dante était appuyé à la barrière, Roland contre lui, et, à chaque
poussée de flammes, Dante sentait un mouvement de recul de son fils.
— Ils brûlent le roi, répétait Roland.
Puis il s’agrippait de nouveau à la barrière, guettant les
explosions sourdes, brèves, qui provoquaient un regain du feu.
Cette femme, sa main, d’abord, proche, sur la barrière, et
dans une flamme plus vive, son visage, que la nuit de nouveau efface, qu’une
détonation forte, coup de cymbale qui fait hurler la foule, recrée. Une boule
rouge se visse dans l’air au-dessus du foyer.
— La couronne, dit Dante, la couronne.
La femme sourit.
Bref impact blanc dans l’étendue bleue, la couronne retombe,
et pour quelques secondes, avant que les lampadaires se rallument, la nuit est
pleine, avec seulement, au-dessus de la ville, cette brume laiteuse, le reflet
des arcs bariolés tendus de platane en platane, tout au long de l’avenue de la
Victoire, jusqu’à cette vasque de lumière violente, rouge et jaune, qu’est
devenue la place Masséna. On la devine à une ellipse floue qui découpe le
plafond bas des nuages. La nuit, quelques secondes, la rumeur de la foule, les
bousculades, Roland qui s’accroche à la veste de son père, et contre Dante le
corps de cette femme, qu’un remous a placée là, ses seins qu’il sent, sa bouche
à hauteur de sa bouche, ce frôlement du corps qui se déplace latéralement au
sien, qu’un glissement emporte, et il a la tentation de la retenir ou de la
suivre, cette femme dont le visage se tourne vers lui alors que les lampadaires
se rallument, et elle envoie dans sa direction une poignée de confettis, une
autre, et il n’a rien pour lui répondre que cette gêne, cette expression
crispée qu’il a dû prendre, cette femme…
— Fini Carnaval, dit Roland, fini. Ils ont brûlé le
roi.
Il se pend au bras de son père, il dit qu’il a sommeil. Dante
le soulève, le porte, Roland pose la tête contre l’épaule de son père, laisse
aller son front contre le cou, murmure :
— Ils ont brûlé le roi, fini, fini.
Il s’endort, lourd. Dante, dans la foule qui s’agglutine
devant l’entrée du casino de la Jetée-Promenade, qui forme la haie pour voir
les couples du Veglione, kimonos de soie jaune et verte, capes aux mêmes
couleurs jetées sur les épaules nues des femmes en robe du soir, Dante,
immobilisé, dénoue les doigts de Roland, le passe du côté gauche au côté droit,
et, dans ce mouvement, il reconnaît cette femme, au milieu d’un groupe. Elle
est tête nue, le foulard qu’elle porte autour du cou a sans doute glissé de ses
cheveux. Elle tient contre elle un sac de confettis, elle rit, des lèvres et
des yeux, et parce quelle ouvre la bouche, quelqu’un, près d’elle, envoie avec
violence une poignée de confettis vers son visage, elle répond, elle aperçoit
Dante et, de loin, elle répète le geste comme un adieu. Dante s’éloigne. À chaque
pas le front de son fils va et
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