Nice
j’avais
envie de voir comme une faim insatiable. Je suis passé entre les hommes des voitures,
les dévisageant, puis je suis entré dans la cour et là j’ai couru jusqu’à
l’atelier.
Les lumières étaient éteintes, mais il me semblait
reconnaître l’odeur de tabac. Mon père était là, j’en étais sûr.
Je chuchotais :
— Papa, papa.
Il m’a saisi par le bras dans le noir.
— Remonte, tu me diras quand ils seront partis.
À la nuit, j’ai marché devant le couple que mon père avait
caché dans les caves de l’hôtel durant la rafle, je me retournais quand la rue
était libre et seulement alors ils avançaient.
Place Masséna, la femme m’a tendu un billet plié et ils ont
disparu sous les arcades. J’ai regagné l ’Hôtel Impérial.
À table, ma mère parlait avec une fébrilité anxieuse.
— Ils les ont tous pris, disait-elle, tous, même
Hollenstein, et tu sais, tu sais qui j’ai vu ? Katia, Katia Hollenstein,
je t’assure, elle ne pleurait pas, ah ! non, elle n’a pas fait un geste,
c’est elle, j’en suis sûre. Si Carlo Revelli n’avait pas tout racheté, elle
aurait tout maintenant, tout, mais tu verras, elle saura se débrouiller,
celle-là…
Je sentais ma mère effrayée et admirative.
— C’est le P.P.F., disait à voix basse non père, les
types de Darnand ou de Merani. Ils en ont pris dans toute la ville, à la
synagogue.
Il se levait, lançait à ma mère :
— Tu raconteras ça à ton Monsieur Baudis, il sera content.
Il ouvrait la porte. J’ai aperçu Bernard Halphen debout dans
l’embrasure, je reconnaissais le cartable qu’il tenait devant lui, qui masquait
les genoux. Il avait maigri, avait des cernes bruns sous les yeux et les
cheveux étaient coupés presque ras, sans une boucle.
— Ils ont pris ma mère, a-t-il dit. Je suis tout seul.
Mon père a entraîné Bernard dans la pièce, et a poussé la
porte derrière lui.
7
J’ai mis en ordre le passé. J’ai tracé en lui les larges
avenues de la compréhension. Je peux donner un sens aux actes, un nom à ces silhouettes
qui traversaient prudemment la cour de l’Hôtel Impérial, Barnoin,
Bartoli le mécanicien, Alexandre Revelli qui descendait de Saint-Paul, appuyait
son vélo près de notre fenêtre, me tendait une caissette remplie de fruits, des
mandarines ou des figues, puis se dirigeait vers l’atelier. Venaient souvent
mon oncle Antoine, Rafaele Sori qui se faisait appeler alors François Rossi,
Jean Karenberg dont le nom de guerre était Jean Serge. Je sais que mon père
tirait sur une vieille machine de l’hôtel des tracts pour la Résistance, que
Lebrun, avec l’aide d’une femme de chambre, photocopiait les documents que les
Allemands et les Italiens de la Commission d’armistice recevaient de Berlin ou
de Rome.
Tous craignaient Katia Hollenstein qui était redevenue Katia
Lobanovsky depuis que son mari avait disparu, poussé dans une voiture basse,
enfermé dans l’un de ces camps que gardaient des gendarmes français.
— Elle est montée à Saint-Paul, expliquait Alexandre.
Nous étions chez Sam, elle l’a menacé : « Je connais les juifs,
criait-elle. Je vous ai supportés, maintenant, fini, fini. » Elle en
voulait surtout à Hollenstein d’avoir tout vendu à mon père, une folle. Elle
est capable de dénoncer Nathalie ou Sam, n’importe qui.
Katia arrivait en vélo-taxi devant l’entrée de l’hôtel,
grand chapeau, jupe à amples plis, chaussures à haute semelle, bras nus. Elle
croisait un officier de la Commission d’armistice qui s’inclinait en claquant
les talons, s’arrêtait au centre du hall. C’est là que je l’apercevais alors
qu’elle appelait le portier, mon père parfois parce qu’une des lampes dans les
rosaces ne s’allumait pas.
— Qu’est-ce que vous faites, Revelli ? De la
politique je parie ? Attention, je vous dis attention.
— Elle entrait chez nous accompagnée d’un nouveau chef
du personnel, faisait face à ma mère :
— Madame Revelli, conseillez à votre mari de rester
tranquille, n’est-ce pas ? Je veux bien le protéger. Vous, je vous aime
bien, mais les Revelli, non, même Violette. Qu’est-ce qu’ils croient ?
Quand je pense que Gustav, cet imbécile… Ils m’ont dépouillée, mais nous allons
revoir ça, croyez-moi. Je n’ai pas l’habitude de me laisser faire.
Nous étions, Bernard et moi, assis sur mon lit, immobiles ;
Katia s’avançait, nous regardait à
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