Nice
passer, ombres
chinoises devant les verrières de l’atelier.
Parfois je me laisse entraîner, je joue avec mes camarades
mon rôle jusqu’à la caricature. Dans la cour nous nous essuyons le front, les
lèvres du revers de la main, comme de vieux ajusteurs, nous nous sentons
lourds, différents, nous imaginons que les filles – elles apprennent le
latin, l’anglais, le solfège et par les fenêtres ouvertes de la classe nous
entendons leurs gammes – nous refusent un regard parce que nous les
effrayons. Nous glissons sous nos blouses un manche de lime noirci par la sueur
de nos mains, nous plaçons entre nos jambes un pied à coulisse : « Elles
en ont pas vu comme ça. » Nous sommes les hommes. Les autres, ces élèves
aux vêtements bien coupés, aux visages lisses comme ceux des filles qu’ils
côtoient, et sans doute sont-ils assis près d’elles en classe, nous les
défions, Catto et Giuliano crachent dans leur direction, crient : « Pédale,
enculé. » Mais ils nous ignorent et nous rentrons à l’atelier, nous
faisons glisser sur la pièce coincée dans l’étau, la lime, et je suis ces
traits fins qu’elle trace, rayures brillantes, diagonales qui vont diriger ma
vie.
Je l’ai dit, je n’étais pas solidaire des miens, pourtant j’ai
éprouvé ce plaisir du groupe qui, parce qu’on le rejette, revendique et manifeste
sa différence par l’injure et le geste. Mais dès que je suis debout devant l’étau,
ou bien que je quitte Catto, au coin du boulevard Gambetta et que je vais
rouler jusqu’à la Promenade, j’éprouve ma solitude.
J’habite un quartier dont les adolescents vont au lycée ou
au collège. Je les double souvent, ces filles que je vais apercevoir dans la
cour, sur le banc. Je sais qu’elles me reconnaissent, mais la frontière passe
entre nous. Je suis donc seul dans mon quartier. Pas de bande, d’amis. Le temps
des mousquetaires et de la Reine est mort. Julia apprend le latin et je refuse
de sortir avec Catto ou Giuliano. Je n’ai pas renoncé à changer un jour de
camp, pourquoi me compromettre avec eux ? Le soir, après avoir étudié la
technologie – quelles roues dentées faut-il monter sur le tour – j’essaie
de déchiffrer un texte anglais, leur langue à ceux du lycée, aux clients de l’Hôtel
Impérial, à Bernard Halphen.
Il est revenu en vacances, il m’a trouvé. Il habite à
nouveau dans la villa où j’ai vu sa mère pendant la guerre. Il m’apprend à
jouer aux échecs cependant que son oncle et sa tante lisent dans le jardin.
— N’oublie pas ta leçon d’anglais, Bernard.
— Tu fais de l’anglais ? me demande-t-il.
Pas d’anglais au centre d’apprentissage. Aujourd’hui encore
je ressens l’humiliation d’alors, la honte que j’éprouvais et la révolte. Haine
contre Bernard, contre mon père, contre moi, contre la ville, révolte aussi ;
désir de détruire, d’entrer comme un barbare dans ce monde qu’on me refusait.
Chaque question qu’on me posait était comme une lanière de
peau arrachée lentement à ma poitrine. Ceux qui diront que j’exagère ont appris
l’anglais sur les bancs du collège. Écorché vif n’est pour eux qu’une figure de
rhétorique. Ces deux mots, je les ai vécus.
— Vous allez faire quoi plus tard ? me demande l’oncle
de Bernard.
Je vais faire quelque chose de honteux, voilà ce que je
sens.
— Vous préparez le baccalauréat ?
Il s’est assis entre nous, il regarde le jeu.
— Tu te fais battre, Bernard, dit-il.
Si je ne gagne pas, je renverse l’échiquier et je m’enfuis.
L’oncle de Bernard me sourit. Il est chauve, voûté, les yeux
presque inexpressifs à force de douceur.
— Vous savez ce que vous voulez, Roland. Vous avez de
la volonté, n’est-ce pas ? Je le vois à votre manière de jouer.
Je pousse mes pions, je dis d’une voix sourde :
— Echec et mat, la chaleur de la victoire dans ma
gorge.
— Tu es devenu le plus fort, dit Bernard.
Je le quitte, je marche sur la Promenade, je m’impose d’aller
jusqu’au champ d’aviation, là où les camions déchargent le sable et les
graviers pour gagner sur la baie, construire les pistes. Je cours, je répété
simplement ces mots : « Bats-toi, bats-toi, gagne, gagne ! »
Ils sont le rythme de ma course qui retentit dans ma poitrine et dans ma tête.
Je descends sur la grève, je m’allonge entre les barques des pêcheurs du
quartier de la Californie. Quand la nuit est pleine je
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