Nice
place, dos à la façade que le
soleil divise. Il se lève.
— Tu t’arranges avec lui ?
Il me donne une tape sur l’épaule.
— Viens demain au port, à 8 heures.
Puis il se désintéresse de moi, suit le chemin qui, entre
les oliviers, gagne l’extrémité du jardin.
— Tu es obligé de travailler ? me demande Mafalda.
(Elle a le corps lourd de sa mère, mais le visage osseux de Carlo.) Travailler,
tu as toujours le temps.
Ils ont tous répété cette phrase mais je voulais qu’on sache
qui j’étais. Dépit, orgueil. D’un jour à l’autre, j’ai cru changer. Je suis
sorti de l’entrepôt, le premier soir, sale.
Carlo Revelli avait appelé un contremaître.
— Trouve-lui quelque chose, mais il sait rien faire.
À genoux sur de larges plaques d’acier, j’ai, et le bras se
fige, heure après heure, décapé le métal. Mains et avant-bras couverts de
poussière rouge. Mon corps est enduit de sueur. Je crois en avoir fini avec la
honte parce que, transmutation brutale, je provoque et proclame.
Je roule, chemise ouverte, sur la Promenade des Anglais.
J’imagine que j’appartiens à cette armée du travail qui dresse le poing. Des
chants me reviennent. Je suis un damné de la terre, j’ai retrouvé mes
camarades. Je veux qu’on connaisse mon choix. J’arrive chez mon oncle Antoine.
Je dis :
— Je travaille.
Il lève à peine les yeux.
— Tu vas plus en classe ?
— Je veux être un ouvrier. Au centre on n’apprend rien.
— Depuis combien de temps tu travailles ?
— Ce matin j’ai…
— Bon, coupe Antoine, bon.
Il va à la fenêtre. Sur le flanc de la colline commencent à
s’élever les fondations d’un immeuble, grille du béton armé, potence de la
grue.
— Si j’étais toi, reprend Antoine, j’étudierais, jusqu’à
en crever. Parce que tu travailles pour toi. Un ouvrier il travaille pour les
autres. Toute sa vie. Tu le comprends ça ? Edmond, seulement les études ça
n’entre pas, sinon je l’aurais poussé au lycée, tu entends, à coups de pied.
Mais il sera pas ouvrier. Il est avec Lucien à l’épicerie, et il y restera.
Associé avec Lucien, voilà ce que je veux. Alors toi (Antoine n’a pas bougé. Je
ne vois que son dos. La peau brune et plissée de sa nuque) toi, te laisse pas
monter la tête par ton père. Dante, je le connais, il croit toujours que ça va
changer.
Antoine se tourne vers moi. Je murmure :
— Mon père, il ne me dit rien.
Il me force à m’asseoir en face de lui.
— Il ne te dit rien, il devrait te parler. T’expliquer
qu’il s’est trompé. Depuis 17, il se raconte des histoires. Chaque fois il imagine.
Au début, quand il est rentré de la guerre, je l’ai suivi. L’aîné tu comprends.
Mais après, 36 ça y était, 44 ça y était encore, 47, les grèves, allons-y, ça
recommençait. Mais qu’est-ce qu’il croit ? Un ouvrier, c’est de la merde,
tu entends Roland ? On marche dessus. Ici, et aussi là-bas, dans leur
Russie. Te laisse pas prendre. Tu fumes ?
Défilés dans la rue de France. Sur les flancs du cortège,
des cheminots portent de grosses lanternes rouges qui oscillent dans l’obscurité.
Façades et rues noires des temps de la guerre. L’électricité est coupée, la
poste gardée par des soldats en longue capote, une ancre de marine d’or à leur
col. Un barrage de policiers devant la gare, des bousculades dans l’atmosphère
humide et âcre.
Debout les
damnés de la terre,
Debout les
forçats de la faim.
Ce chant, pourquoi me porte-t-il au bord des larmes, comme
s’il était chant de deuil ? Je sais, sans jamais l’avoir appris, je sais
avec ma peau qui frissonne qu’il a accompagné trop de défaites, d’espoirs
crevés à coups de crosse, et les voici levées encore devant la Poste Thiers.
Thiers, celui-là, je connais son visage, ses yeux cerclés
d’acier. Je suis le frère de Jacques Vingtras, je me suis insurgé avec lui,
j’ai lu Vallès, j’ai chanté sur la place de l’Hôtel de Ville un jour de mai
1871, puis j’ai été traqué par les officiers de Thiers et j’ai vu les charrettes
chargées de fusillés. J’ai entendu les salves des pelotons dans les casernes et
je cours maintenant devant la Poste Thiers avec les grévistes que les soldats
de l’infanterie coloniale dispersent, cependant qu’une averse balaye les rues.
J’ai senti la peur et la révolte en ce mois de novembre
1947, j’ai suivi les troupes de jeunes gens – et
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