Nice
peut-être
le pourcentage est-il invariable. Il y a les seigneurs et les autres, les
valets, les hypocrites, les tortueux, ceux des petites manœuvres. Carlo
Revelli, c’est un seigneur. À la Renaissance j’aurais fait son portrait en
condottiere. D’ailleurs, dans cette chambre, dit Sam en riant, nous sommes tous
des seigneurs, bien sûr. (Il m’attira à lui.) Toi aussi, dit-il.
— Et les femmes ? dit Violette.
Le rire de Sam devint plus fort, un rire de tout le corps
que je n’avais pas l’habitude d’entendre chez moi.
— Les femmes, il y a celles qui ont eu la chance de
rencontrer des seigneurs et puis il y a les autres, auxquelles les seigneurs ne
s’intéressent jamais.
Nathalie rentrait dans la pièce.
— Tu es épouse et mère de seigneur, dit Violette.
Nathalie entoura de ses bras les épaules d’Alexandre. Yves,
en riant, essayait de séparer ses parents en se glissant entre eux.
Je les ai vus souvent tous les trois à l ’Hôtel Impérial. Je me dissimulais, je les regardais traverser la cour, Nathalie tenait son mari
par la main, Yves courant devant eux jusqu’à la voiture et plus tard Nathalie
portait Sonia, la dernière-née, dans les bras.
Je ne voulais pas qu’ils me surprennent, j’étais honteux. Je
n’aurais pu expliquer pourquoi. Maintenant il me semble que je répétais l’attitude
de ma mère. Avant de sortir, elle entrouvrait la porte, elle me poussait dans
la cour :
— Va voir s’il y a quelqu’un.
Je revenais.
— Personne.
Elle traversait vite, courait sous le porche, ne se
détendait qu’une fois la Promenade atteinte, la foule des passants autour d’elle
qui lui rendait son anonymat.
— Nathalie, depuis qu’elle dirige l’hôtel, à peine si
elle nous dit bonjour, répétait-elle.
Je me persuadais qu’elle avait raison, que nous étions des
parias. Mon père n’avait pas su nous donner la dignité, le droit à l’assurance,
le courage d’affronter le regard des autres. Victimes ma mère, Christiane, moi,
de son impuissance. Je choisissais donc de me cacher ou de m’avancer masqué et
chaque jour rendait ma tâche plus difficile.
— Tu ne vas pas au grand lycée ? me demandait
Julia.
Je jurais de me séparer d’eux – Danielle, Julia, Paul,
Julien – parce que je portais la blouse des apprentis, comme Catto.
Dans la cour du collège nous restions entre nous, assis sur
les murs, observant les élèves des sections classiques et modernes debout
autour des bancs où se rassemblaient les filles. Jeu des couleurs de leurs
jupes et de leurs chemisiers. Nous, le technique, nous venions de l’atelier,
gris de nos blouses, nos mains tachées de sanguine et de lubrifiant. Pas une de
nos classes n’était mixte. Philosophie, mathématiques, français, anglais :
parures interdites. Nous étudiions la technologie, le calcul, le dessin
industriel, nous rentrions dans l’atelier, où des professeurs-contremaîtres
nous préparaient à notre fonction :
— Oh ! con, tu l’arrêtes ton moteur, tu veux mon
pied quelque part ?
L’odeur d’acier chauffé, les à-coups de l’étau limeur, le
ronronnement régulier de la fraiseuse et, brusquement, le son aigu d’un outil
qui broute :
— Si tu me le casses encore celui-là.
La peur d’une baffe.
Récréation. Dehors, les autres, les filles, livres retenus
par une courroie, jetés par-dessus l’épaule, chevelure rousse d’une élève de
philosophie qui s’éloigne et nous nous appuyons aux grilles avec Catto. Nous
sortons à 6 heures, quand la nuit est déjà tombée, que le collège est
silencieux, qu’il nous faut balayer l’atelier, récupérer la limaille, faire
briller les tours, les perceuses, porter nos caisses à outils vers les
placards, imaginer ce que peut être le vestiaire de l’usine, vivre déjà cette
séparation, voir les autres là-bas, autour des bancs, mesurer ce vide, entre
eux et nous, quelques pas pourtant, mais nous sentons que nous n’avons pas plus
d’existence pour eux que les pierres du mur sur lequel nous sommes assis.
Souffrir surtout de cette indifférence des filles, leur regard passe sur nous
et nous efface, elles ne voient, j’en suis sûr, que les palmiers, les lauriers
qui sont derrière nous et limitent la cour du collège. Nous sommes transparents.
Pour vivre, certains d’entre nous, les plus sains peut-être,
font un geste obscène, Catto met la main sous la blouse :
— Je leur montre ?
D’autres sifflent.
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