Nice
me tends. Je suis l’arc,
la flèche. Je fais une boule de mes vêtements. Puis je m’élance, je nage,
j’ouvre ce miroir d’une diagonale d’écume, je m’exalte, je suis à nouveau
Martin Eden, le pauvre devenu glorieux. La fraîcheur de l’eau après ma course
me calme.
Je rentre lentement, retrouvant peu à peu les klaxons, la
chaleur humide du centre de la ville, les touristes qui s’agglutinent devant
les terrasses des hôtels. J’arrive face à l’Hôtel Impérial, fatigué par
la marche, j’avance sous le porche, j’aperçois la lumière de notre cuisine.
J’ai hâte de m’allonger. Je me tends à nouveau. Impose-toi de repartir, de
recommencer. Va. Bats-toi.
Je refais le trajet. Je marche vers la Californie, les zones
désertes et sombres. J’ai l’impression d’accomplir un exploit.
Je suis le cavalier et sa monture. Je me flatte et
m’éperonne.
17
Je craignais l’été et je l’attendais pourtant avec
impatience. Bernard arrivait de Paris dans les premiers jours de juillet.
Allions-nous nous reconnaître ? Nous ne nous écrivions jamais, mais dès la
fin des classes, je me préparais à le recevoir. Je cachais mes livres d’anglais.
J’en répétais quelques phrases afin de m’assurer que je pourrais, le soir, sur
la Promenade, comprendre l’une de ses questions, répondre, ne pas être le
second. J’empruntais à la bibliothèque des romans de Steinbeck, d’Aragon.
Bernard avait, l’année précédente, prononcé ces noms. Je plaçais les livres sur
l’étagère du cosy-corner, je me coiffais, j’entrouvrais les volets afin
d’entendre son pas. Je disais : « Salut Bernard », et il
commencerait à parler. J’avais peur de manquer sa venue aussi je ne sortais
plus. J’essayais de lire. Ma mère ouvrait la porte :
— Tu attends ton Bernard ? disait-elle. (Elle
faisait quelques pas dans ma chambre, secouait la tête avec commisération.) Tu
crois que lui, à Paris, il pense à toi ? Des amis il en a tant qu’il veut.
C’est comme moi, toutes mes amies, quand elles ont compris ce que nous étions,
je les ai perdues. Les amis c’est comme ça.
Lui lancer un livre au visage ou bien pleurer contre elle,
partager ses humiliations.
Je ne pouvais plus lire, je sortais. Il ne viendrait pas.
J’apprenais la jalousie, je passais vite devant la villa où il descendait, si
vite que je n’avais pas eu le temps de voir si les volets étaient encore
fermés. Je revenais, je descendais de vélo. Mon anxiété était si grande que
j’osais sonner. J’étais sûr qu’il était là, qu’il m’avait trahi et je voulais
qu’il sache que je l’avais découvert.
— Bernard ? (Son oncle me faisait entrer dans les
pièces fraîches et obscures du rez-de-chaussée.) Bernard ? Cette année, il
ne vient pas avant le mois d’août. Il va en Bretagne, d’abord chez des amis, puis
avec eux je crois qu’il…
Il était avec d’autres.
Il m’abandonnait. Je roulais sous la voûte de chaleur que
dissimulait parfois, peu avant un village, l’arc vert des platanes dont les
branches se mêlaient au-dessus de la route. Je partais chaque jour après le
repas.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demandait mon père.
Christiane s’accrochait à moi, me retenait par la selle et
j’entendais la réponse de ma mère :
— Bernard, son ami soi-disant, il l’a sauvé, non ?
Il ne vient même plus le voir.
Je donnais un coup de poing sur la main de Christiane et je
m’enfuyais.
Le porche, l’incandescence de la rue, les montées de Gairaut
ou de Cimiez, le bourdonnement de l’effort, cette voix aussi qui répète : « Tu
es seul, avance, avance. »
Je ne vois que le pneu devant moi. Je ne m’arrête qu’au
sommet de la côte. Je m’assieds sur le bord de la route, joues brûlantes, cette
rage que j’ai à lancer des cailloux de toute ma force sur la chaussée, qu’ils
rebondissent et que de ressaut en ressaut ils atteignent et blessent la ville,
ces terrasses, ce damier blanc et rouge qui peu à peu couvre les collines. Je
les parcours de crête en crête, descente, raidillon, bruit d’un canal dans le
creux humide du vallon, chant sec des cigales sur les pentes brûlées.
J’ai ralenti devant la maison de Carlo Revelli. Je rôde
autour d’elle jusqu’à ce que Anna et Mafalda me surprennent, m’entraînent dans
le jardin.
— C’est pas la saison des figues, dit Carlo.
— Je veux travailler.
— Ton père le sait ?
Carlo est assis à la même
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