Nice
de
Saint-Maurice, l’un de ces immeubles neufs qui montaient au milieu des
cressonnières et des jardins maraîchers transformés en banlieue. Jeanne, depuis
que Roland avait été incorporé – « Pensez, disait Denise, il s’est
marié avant d’avoir fait son service militaire. » – et Madame Baudis
murmurait : « Les jeunes aujourd’hui, on ne sait plus. » – Jeanne
passait à l’Hôtel Impérial une ou deux fois par semaine.
Dante la guettait, marchait à sa rencontre dans la cour.
Il l’aimait bien Jeanne.
— Ça va Madame Revelli ? demandait-il en riant.
Il la forçait à s’arrêter pour qu’ils restent un peu seuls
tous les deux.
— Et Roland, qu’est-ce qu’il fait ? On parle pas
de les envoyer là-bas ?
Jeanne s’appuyait au mur du porche, elle secouait la tête.
— En Indochine, disait-elle, ce sont les engagés,
seulement les engagés.
Puis Denise qui l’entourait de questions et de conseils :
— Elle est drôle votre jupe ? Vous n’êtes pas
beaucoup habillée, il fait froid, vous savez. Si vous tombiez malade…
Dante à l’écart, rêvant à une vie où personne ne
prononcerait ces phrases embûches, une vie de fraternité, tu veux, tu prends,
tu donnes. Et le travail est plaisir parce qu’on l’a choisi.
— À quoi tu rêves, papa ?
Christiane, souvent depuis que Roland n’habitait plus avec
eux, s’approchait de Dante. Elle, elle voulait qu’il raconte, mais Dante se
contentait de la prendre par le cou.
— Ma petite fille, répondait-il, à quoi ça sert de te
dire ? Ma vie tu sais, je me suis trompé, je croyais, et puis tu es une
petite fille.
Il l’embrassait, rejoignait Jeanne, regardait les livres de
Roland qu’elle emportait : Résistance des Matériaux, Mathématiques des
Travaux Publics, Technologie de la construction.
— Il ne lit que ça, expliquait-elle. En permission, il
a travaillé.
Le matin, le remords pour Dante.
La pelote avait roulé si vite, brins emmêlés. On croit bien
faire, choisir, mais c’est l’habitude ou la peur qui pèse, et le fils est
marié, soldat, déjà.
Le sentiment qu’à peine on a eu le temps de le voir naître,
quelques moments seulement passés ensemble, à parler et toutes ces heures
pourtant. Comment Dante avait-il pu les laisser couler, sans comprendre qu’il
fallait aider Roland, que sa vie se jouait. Il n’avait su que lui fabriquer
quelques navires, lui apprendre une ou deux chansons, lui faire lever le poing,
mais le reste, rien, pas un mot. Et pourtant il avait parlé, Dante, mais du
monde, pas de la vie du fils. Il s’était battu, et un matin d’août, il était
descendu des collines vers la ville pour en chasser l’ennemi. Il avait donné sa
force, son temps. Et pour Roland, quoi ?
Dante se persuadait qu’il avait commis une injustice, qu’il
s’était dissipé, comme un ivrogne, Gancia, ce voisin de la rue de la République.
Sa femme attendait sur le palier :
— Elle a de la chance, Lisa, disait-elle au père de
Dante, vous, les Revelli, vous n’avez personne qui boit.
Dante avait bu, ces idées qui sont le vin des sobres. Il était
rentré tard. Son bistrot, c’était les manifestations, les meetings.
Il pensait maintenant à sa propre enfance rue
Saint-François-de-Paule, chez le Docteur Merani, ou rue de la République. Il
avait connu, malgré la pauvreté, plus de bonheur qu’il n’en avait donné à son
fils. Le soir parfois, l’hiver, et ce devait être bien avant 14, quand la mère
enlevait les plaques de la cuisinière et que les flammes s’échappaient,
rousses, qu’ils étaient tous autour de la table, Antoine, Violette, Louise et
le père fumait un peu en retrait. « Vincente, viens m’aider », disait
la mère, cette façon qu’elle avait de lui sourire quand il s’approchait, et eux
les enfants, silencieux, attentifs aux gestes des parents, à ces mains de
Vincente et de Lisa qui se frôlaient au-dessus des flammes, prenaient une anse
de la lourde marmite de fonte où cuisaient les châtaignes. Ce bonheur-là, comment
aurait-il pu le faire naître, Dante, pour Roland ou pour Christiane ?
Dante sortait, traversait la cour, allait jusqu’à la
Promenade. Sur la plage de galets, un pêcheur de poulpes faisait tournoyer sa
ligne au-dessus de sa tête. Dante descendait, s’approchait de lui :
— On ne prend plus rien, disait le pêcheur, qu’est-ce
que vous voulez, les bateaux, tout ça…
Il montrait sur les collines de
Weitere Kostenlose Bücher