Nice
qui tient le pays. » Vous voyez ! Il est mort, le socialisme
continue. Et Staline, vous devez le reconnaître, sans lui, la guerre, on
l’aurait pas gagnée, parce que Stalingrad, Hitler n’a jamais pu la prendre.
Violette, à nouveau, avait interrompu son frère :
— Christiane, j’espère qu’elle va poursuivre ses études ?
Ce désarroi, un bref instant encore dans les yeux de Dante.
— Une fille tu sais, disait-il.
La colère de Violette crépitait :
— Une fille, une fille, elle est intelligente ou pas ?
Tu veux quoi, qu’elle rate sa vie ?
Elle s’interrompait juste à temps, à la lisière de ce « comme
toi » qui les eût peut-être séparés.
Dante murmurait :
— Elle ne pense qu’à lire, Christiane. (Puis il
ajoutait, plus bas encore.) Qu’est-ce que ça veut dire, rater sa vie ?
Violette n’avait pas répondu à la question de son frère,
elle avait dû hausser les épaules, quitter l’atelier, laisser Dante affronter
Sam.
— Vous ne savez pas ce que c’est un ouvrier, ce que
c’est pour nous d’avoir un pays à nous ! criait Dante.
Sam riait :
— L’URSS un pays ouvrier ? Mais documentez-vous,
Dante, oubliez la propagande. Avec votre caractère on vous aurait déjà envoyé
dans un camp.
Leurs éclats de voix n’intéressaient pas plus Violette que
ces parties de boules sur la place de Saint-Paul, sous les platanes.
Elle avait salué Dante du fond du jardin, et il n’avait pas
tenté de venir vers elle.
— Il croira toute sa vie, avait dit Sam quand elle
était rentrée. Parfois je me demande si j’ai raison d’essayer de lui expliquer.
— C’est un raté, avait répondu Violette.
Mais Sam, lui aussi à voix basse, avait repris la phrase de
Dante :
— Qu’est-ce que ça veut dire un raté ?
Ce soir, des semaines plus tard, alors que Nathalie et
Alexandre lui parlaient, Violette retrouvait ces mots, en s’abandonnant, la
tête en arrière, les yeux fermés.
Dante, Rafaele, Roland, leurs visages se superposaient ;
celui de Rafaele effaçant les autres, il s’approchait, la voix de la T.S.F.
annonçait la déclaration de guerre, l’accent même du speaker revenait à
Violette et la pression des doigts de Rafaele, quand il l’avait enlacée et que
peu à peu elle avait à son tour saisi sa taille. L’émotion ne venait ni du
désir passé ni du regret, mais de ce sentiment d’injustice, de révolte
impossible, Rafaele mort, et Louise, et Millo, cette foule qui s’éloignait,
comme dans les camps quand l’un des bourreaux désignait au hasard les victimes,
et elles sortaient des rangs.
— Comment va Jean Karenberg ? demanda Violette
sans bouger.
Il avait été hospitalisé plusieurs fois depuis son retour.
Sa mère était morte et il vivait seul dans la villa de Cimiez. Il écrivait.
— Il croit en Dieu maintenant, dit Alexandre. Il a
changé de foi. Il termine un livre, tu veux le voir ?
Violette secouait la tête.
— Il est plus calme, ajoutait Nathalie. Il a trouvé un
équilibre. Ce qu’il a vu là-bas…
Nathalie s’interrompait. Violette reconnaissait cette toux
sourde prétexte pour ne pas poursuivre, essayer de ne pas penser à Gustave
Hollenstein, le père, accoudé au piano dans les salons de l’ Hôtel Impérial, et Nathalie jouait pour lui, avant que la guerre ne vienne.
— Est-ce qu’il y a une seule vie ? commença
Violette. (Et elle demeurait immobile, la nuque appuyée au dossier du divan,
les yeux clos.) Une seule vie qui soit vraiment heureuse, réussie ?
— Il dort, lança Sam en rentrant dans l’atelier.
Violette se redressa, ouvrit les yeux. Sam s’était arrêté
sur le seuil, il les regardait les poings sur les hanches, le corps trapu.
— Cette petite crapule, continuait-il, a voulu que je
danse, que je fasse l’ours.
Il esquissa quelques pas, dodelinant de la tête, les mains
levées comme les pattes d’un animal de foire, puis parce que personne ne riait,
il se laissa tomber près de Violette.
— Toi ce soir, dit-il en la prenant contre lui.
— Pessimiste, très pessimiste, murmura Alexandre qui
s’était assis près de Nathalie et lui tenait la main.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sam.
— Rien, rien, répéta Violette.
Comment dire la menace qu’on ressent, le sentiment qu’on est
à merci, qu’on peut demain être choisi, jeté hors de la file ? Il a suffi
du visage de Jeanne, du faux sourire de Roland, du souvenir de Rafaele, de
Dante
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