Nice
un
brassard tricolore sur sa chemise, avance vers Dante.
— Cette fois-ci, on a gagné.
C’est celui-là qui crache au visage de Katia dans la cour de
l’ Hôtel Impérial.
Tant de moments entre les grands élans.
— En 36, murmure Dante, ou bien, tiens, à la
Libération, les plus mous, c’est drôle les hommes, ils deviennent comme
enragés, tu dois les retenir.
Mais que de jours où le travail (le brûleur à démonter, deux
lampes à changer dans le hall de l ’Hôtel Impérial) est une fatigue
insidieuse. On le fait du bout des doigts. Il faut fumer pour occuper la tête,
parce qu’on sent qu’il vous ronge et le temps est si court qu’il aurait
peut-être fallu travailler pour soi, seulement pour soi.
— J’étais un bon ouvrier, dit Dante. Après l’autre
guerre, j’aurais pu devenir artisan ; il y a, tiens, Lebrun, celui qui
était ici à l’hôtel avec moi, il a ouvert un magasin maintenant, et ça marche.
Ta mère, elle aurait préféré, sûrement.
Un mot de trop.
Dante s’interrompait au bord de cette confidence. Il aurait
voulu franchir la ligne, ne plus seulement parler des camarades couchés sur le
ciment – Rafaele, tu te souviens, il venait ici, il t’aimait bien – et
quelqu’un a posé près d’eux des œillets rouges – mais oser dire : « Ta
mère et moi, Roland, entre nous le silence ou les cris… », expliquer,
s’excuser.
Roland bougeait, et Dante lui prenait le poignet.
— Tu es pas en retard, disait-il. Il attendra l’oncle
Carlo.
Il servait du café à son fils, il changeait de voix.
— On croyait, tu comprends Roland, on croyait que ce
serait facile de tout changer.
Il se taisait, laissant sa main sur le bras de Roland,
recommençant à parler mais plus bas.
— Moi, tu vois, si j’avais pu, finalement c’est pas
ingénieur que j’aurais voulu, mais comprendre ce qu’on est, dedans, ce qu’on a
là (il faisait un geste vers sa poitrine) la biologie, comment on est devenu
des hommes, parce que (il frappait sur le bras de Roland à petits coups) toi,
quand je t’ai vu, tu étais grand comme ça. C’est quand même un miracle. Les
croyants, eux, c’est facile, mais quand tu crois pas ?
Dante se levait, allait à la fenêtre.
— Des études, on aurait dû te pousser, mais moi,
j’avais peur, il me semblait qu’un ouvrier, qu’on réussirait jamais à tenir
jusqu’à la fin. J’ai commencé à travailler à onze ans, c’est difficile
d’imaginer, tu comprends Roland ? Peut-être j’ai eu tort, pour Christiane
on va essayer. Mais toi, tu étais le premier. Ta mère voulait.
Un bruit de chaises. Roland allait vers l’évier, faisait
couler fort l’eau, puis il sortait de la cuisine sans répondre.
Maintenant, le matin, Dante se souvenait des silences de
Roland, du geste de son fils, un refus, quand Dante disait : « Tu
touches le plafond. » Les cinq ou six petits mots têtus résonnaient :
qu’est-ce qu’il fait, Roland ?
Un soir, il y a un an, ou peut-être plus, Roland s’était
levé et au moment de sortir de la salle à manger, alors que Denise commençait à
dire « où tu vas ? », il les avait regardés, tous les trois,
s’attardant sur Dante, prononçant les mots d’une voix forte :
— Je me marie. Si vous me refusez l’autorisation, je
m’en irai quand même.
Il claque la porte de sa chambre et Denise répète, essayant
de l’ouvrir :
— Roland, Roland, qu’est-ce que tu dis ?
Elle revient.
— Pourquoi pas, dit Christiane, s’il l’aime ?
Denise hurle :
— À vingt ans ! Un homme, ça ne se marie pas à
vingt ans, il ne sait rien, rien. (Elle pleure, se tourne vers Dante.) Et toi,
si on avait été une famille comme les autres si au lieu de tes idées…
Jeanne, la fiancée de Roland, était douce et timide. Elle
s’asseyait entre Christiane et Dante.
— Et vos parents ? interrogeait Denise.
Roland la raccompagnait et Dante essayait de ne pas entendre
Denise, mais elle recommençait :
— Fille de divorcés, on ne sait même pas ce que faisait
son père, photographe ambulant, c’est un métier ça ? Et elle, je suis sûre
qu’elle est enceinte, elle cache bien son jeu, une petite secrétaire. Elle
s’est dit, celui-là, il aura peut-être un jour une part de la fortune de Carlo
Revelli, allons-y ; avec Roland ce n’est pas difficile, il est naïf, comme
moi.
Plus là Roland, le matin.
Il habitait avec Jeanne dans le nord de la ville, au delà
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