Nice
épaules.
Roland sautait du quai, peut-être de la colère ou bien le
désir d’être encore près de Carlo. Il saisissait le madrier ou le sac, le portait
jusqu’au quai cependant que la silhouette haute et sèche de Carlo Revelli
s’éloignait lentement vers la sortie de l’entrepôt. Il semblait qu’il
n’atteindrait pas la voiture dont le chauffeur déjà ouvrait la portière, mais
la scène recommençait chaque matin.
— Il nous enterrera tous, Revelli, disait le
contremaître. Et toi (il fermait le poing, levait le bras en direction de
Roland) t’as beau t’appeler Revelli, il te baisera. Il nous a tous baisés.
Roland lançait un madrier dans la benne d’un camion. L’acier
résonnait, couvrait sa voix :
— Je m’en fous, je m’en fous !
Mais il guettait l’arrivée de Carlo Revelli chaque matin. Le
vieux devinait cette attente. Roland lançait un ordre aux manœuvres quand le
gardien ouvrait la portière. La voix résonnait sous les tôles de l’entrepôt.
C’était le salut de Roland, reconnaissance et défi. Carlo s’arrêtait, s’appuyait
à sa canne. Il oubliait l’ankylose de ses jambes à rester ainsi, debout entre
les camions, il devenait le Forzanengo des derniers jours, ce beau-père qui,
jusqu’à la fin, avait voulu tenir les rênes.
— Tu attends que je crève, disait alors Forzanengo à
Carlo, pour tout avoir ? C’est pas encore le moment. Je vais mettre longtemps.
Qu’est-ce qu’il imaginait, Roland, qu’est-ce qu’il était
pour croire qu’il avait droit à un morceau du gâteau ? Le fils de Dante ?
Et qu’est-ce qu’il était Dante ? Un neveu, un filleul, rien.
Seulement ces noms devenaient des visages, des scènes. Là,
sur le pont qu’on inaugurait, Dante dans la foule, encore enfant et Carlo lui
glisse une pièce d’or dans la main. Rien n’arrêtait plus le mouvement, un
visage nouveau, indistinct encore, s’avançait et c’était Vincente ou Luigi, les
deux frères sur la route qui, de Mondovi, conduisait à Nice ; ou c’était,
plus loin, le père devant la cheminée, la tête penchée vers le foyer, ou bien
plus tard et toujours la dernière image, le père étendu sur le lit, forme noire
sur la dentelle blanche. Carlo sentait alors que le ciment avait pris ses
jambes. Il retrouvait l’entrepôt, il tapait du pied, il marchait jusqu’au quai,
il pointait la canne vers Roland.
— Viens avec moi, disait-il. Allez viens.
Roland passait sa chemise, courait vers le robinet, et Carlo
aimait entendre le bruit de l’eau qu’on se jette au visage. Il montrait à
Roland la place, près du chauffeur.
— On fait le tour, disait-il.
Avant de lancer le moteur, le chauffeur tendait à Carlo la
boîte de cigares. Roland ne se retournait pas. Les doigts sur ses genoux couverts
de poussière, il s’efforçait de ne regarder que la chaussée.
La voiture longeait le Paillon, se dirigeait vers les
quartiers de l’est, Riquier, Saint-Roch où l’entreprise Revelli construisait
les premiers H.L.M. de la ville, carcasses dressées au milieu des terrains
vagues, proches du lit de la rivière envahie par les herbes couvrant peu à peu
les galets.
— Toi, disait Carlo, tu sais rien faire, en somme.
La fumée âcre envahissait la voiture dont toutes les vitres
étaient remontées. Carlo touchait l’épaule de Roland, lui donnait le cigare.
— Tu sais même pas fumer ?
Le chauffeur riait.
— Essaye, disait Carlo.
— Je ne fume jamais.
— Même pas ça alors ?
— Ils boivent du lait maintenant, disait le chauffeur.
Il se garait contre les palissades qui entouraient le
chantier, ouvrait la portière. Un contremaître s’approchait, lançait :
— Ça monte, ça monte, mais les Arabes, faut les pousser
au cul.
— C’est mon petit-neveu, disait Carlo. Il sait rien
faire.
— Il a pas les mains d’un fainéant.
— Tu crois que les Revelli sont des fainéants ?
Carlo levait la tête vers le sommet des échafaudages. Au
bout de l’un des madriers les ouvriers avaient fixé un drapeau, morceau de
chiffon rouge que le vent froissait.
— Tes ouvriers, dit Carlo au contremaître, ils ont
oublié qu’on est en France ?
Le contremaître haussait les épaules.
— Ils ont mis ce qu’ils ont trouvé, si vous croyez…
— Je crois rien, je vois, dit Carlo.
Il sortait de la voiture, lentement, plantant sa canne dans
la terre boueuse du chantier. Il s’appuyait à la carrosserie, regardait les cloisons
de
Weitere Kostenlose Bücher