Nice
Fabron les blocs blancs des
grands ensembles immobiliers qui peu à peu formaient comme une falaise nue où
le soleil dessinait des alternances vives.
— J’allais souvent pêcher sur les rochers, vers Roba
Capèu, expliquait Dante. Juste après l’autre guerre.
Il s’asseyait sur les galets, offrait une cigarette au
pêcheur. L’écume d’une vague plus longue venait jusqu’à eux, puis la houle
retrouvait son rythme régulier.
— Vous aussi, vous l’avez faite l’autre guerre ?
Dante n’écoutait plus. Il retournait à ces années, racontées
si souvent à Antoine, à Roland, à Alexandre et à Rafaele dans le maquis. La
guerre, pas la seconde, l’autre, la longue, presque sept ans d’embruns et de
colère, la guerre l’avait serré dans son poing, et les marques étaient
profondes. Révolte et désir de vivre, une sorte d’insouciance aussi puisqu’on
en était sorti vivant et qu’on aurait dû, comme Millo, y laisser sa peau.
Denise n’avait jamais compris ça. Dante avait toujours su,
dès qu’il l’avait vue, son ombrelle à fleurs sous le bras, qu’elle n’était pas
celle qui pouvait l’écouter, qu’elle rêvait à autre chose, comme Violette, et
peut-être qu’elle en avait le droit.
Dante s’allongeait sur les galets déjà tièdes, allumait une
nouvelle cigarette pendant que le pêcheur parlait.
Une belle femme, Denise. Souvent les clients de l’Hôtel
Impérial, quand ils venaient garer leur voiture dans la cour, se
retournaient sur son passage. Une femme, et même les riches n’en possédaient
pas de pareille.
Dante, après tout, il l’avait eue, pour lui seul. Elle avait
fait deux beaux enfants, elle les aimait, et quand il la regardait aujourd’hui
encore, cette peau brune, ce visage que les rides avaient à peine marqué, Dante
souriait presque malgré lui, il avait envie de la toucher.
Après tout, il fallait bien que cela se paie. Qui pouvait
dire qu’il avait eu la plus mauvaise part ?
20
Violette prenait Roland par le bras, l’entraînait dans le
jardin loin de l’atelier.
Ils se baissaient pour passer sous les branches des
citronniers et bientôt, quand ils avaient atteint la dernière planche, la haie
de cyprès qui limitait, vers le vallon, la propriété, ils n’entendaient plus
que la voix de Sam Lasky, la plus forte. Sans doute s’était-il avancé sur le
seuil de l’atelier et parlait-il à demi tourné vers les arbres.
— La mort de Staline, disait-il, voilà la clé, Mendès
n’a eu qu’à ouvrir le tiroir, à ramasser la monnaie, mais sans la mort de
Staline, pas de paix, croyez-moi, ni en Indochine ni en Corée. Je l’aime bien
Mendès, mais…
Il riait, puis un long silence ; Alexandre ou Nathalie
devait répondre, ou bien Sam était-il rentré, et penché sur le coffre, se
servait-il à boire. Violette, d’une pression de la main, contraignait Roland à
s’asseoir sur la murette face aux cyprès et aux collines que le crépuscule
frangeait de rouge.
— Vous êtes bien silencieux, Jeanne et toi,
disait-elle.
Elle gardait son bras contre celui de Roland, essayait par
ce contact de renouer avec le passé, le temps des confidences, elle voulait
être brutale, demander « tu es heureux, Roland ? » mais il
retirait son bras, se levait, marchait vers le cyprès.
Elle le trouvait tendu, amaigri, et plus tard, tout au long
du dîner, elle ne pouvait oublier ce visage et la timidité de Jeanne.
Elle les avait raccompagnés sur la place où Roland avait
garé son scooter.
— Soyez prudents, avait-elle dit.
Jeanne nouait un foulard sous son menton, et Violette avait
envie d’ajouter : « Défendez-vous. Vous lui rendrez service. Vous
l’aimerez vraiment. » Mais le moteur éclatait en saccades sèches.
Violette avait embrassé une nouvelle fois Jeanne, la gardant
serrée contre elle. Elle devinait l’émotion de la jeune femme.
— Je t’aime bien, Jeanne, avait-elle répété en la
tutoyant pour la première fois.
Elle murmurait « pauvres petits » sans qu’elle
sache pourquoi.
Roland accélérait, levait la main au moment où ils
abordaient la descente et Violette voyait le visage de Jeanne tourné vers elle.
Elle était rentrée, s’était occupée longuement de Vincent,
restant seule avec lui dans la cuisine, prête à satisfaire tous ses caprices,
les suscitant même :
— Tu veux un œuf battu, avec un peu de vanille, tu veux ?
Ma mère souvent, quand j’étais sage…
Si fragile un
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