Nice
serrait longuement la main.
— Le grand Roland, disait-il, quand j’étais gosse, je
l’admirais beaucoup, il me racontait, quand il venait ici, ses bagarres. À l’entendre,
il passait ses journées à donner des coups de poing. C’est toujours vrai ?
Jeanne riait, oubliait un peu cette difficulté à respirer
qui l’oppressait depuis qu’elle avait couru jusqu’au bout du quai, sauté dans
la caillasse, qu’elle avait vu les soldats s’accrocher aux wagons et Roland
parmi eux.
Ils allaient tous ensemble chez Violette et Sam. Violette la
serrait contre elle :
— Il reviendra, et dans pas longtemps, disait-elle à
Jeanne, crois-moi. Ce n’est pas facile mais c’est moins grave que pendant la
guerre, va.
— Pourquoi vous n’allez pas le voir à Alger ?
demandait Sam.
Après tout, vous êtes mariés, il aurait droit à des
permissions de nuit, non ?
À nouveau ce sentiment que le souffle allait lui manquer
parce qu’elle se souvenait de la phrase de sa belle-mère quand elle avait eu
cette idée devant elle.
— Pour me le faire tuer ! s’était exclamé Denise
qui portait déjà les mains à sa bouche comme pour étouffer le cri de deuil.
Jeanne secouait la tête sans répondre à Sam. Elle était,
depuis le rappel de Roland, devenue superstitieuse et elle avait peur de
Denise.
La nuit, si longue, donnait aux mots des pouvoirs. Jeanne se
signait, elle priait pour désarmer les terreurs mêlées de souhaits que
formulait sa belle-mère devant elle.
— Laisse-la, disait Violette à Sam, il ne faut pas
forcer ces choses. Une séparation, ce n’est pas mauvais.
Le soir, Jean Karenberg était venu dîner chez Alexandre et
Nathalie. Assis près de Jeanne, il parlait d’une voix sourde. Il était voûté,
d’une maigreur excessive, mais il accompagnait d’un mouvement des épaules ses
affirmations et Jeanne découvrait la force de Karenberg, une sincérité qui
l’émouvait. Elle osait à peine bouger les lèvres cependant qu’il parlait. Pour
la première fois, elle rencontrait un homme grave et simple, qui mêlait la
faiblesse à la détermination.
Karenberg ne paraissait s’adresser à personne en
particulier, peut-être d’abord à Yves et à Nathalie, et parfois il se tournait
vers Jeanne :
— Tout cela, lui disait-il, vous ennuie sans doute,
mais voyez-vous, tant d’entre nous ont souffert, donné leur vie, qu’il faut
essayer de comprendre.
Il regardait à nouveau Nathalie.
— Mon père, reprenait-il, ce devait être en 36, le soir
du grand banquet de la victoire au Palais des Fêtes, eh bien, ce soir-là, vingt
ans avant Khrouchtchev, il m’a expliqué ce qu’était le stalinisme.
Naturellement, j’ai trouvé qu’il me dérangeait. Est-ce qu’on a idée de briser
l’enthousiasme avec la vérité ?
— Qui pouvait savoir ? dit Nathalie.
— On peut toujours savoir, seulement on ne veut pas. On
n’ignore plus rien de la torture en Algérie. Rien. Guy Mollet a les moyens de
savoir, mais ce refus de connaître (il s’interrompait, fermait à demi les
yeux), pas seulement les intérêts qui l’expliquent, mais quelque chose de plus
profond, comme un aveuglement volontaire, la résistance à ce qui est évident.
Karenberg se penchait vers Sonia, caressait les cheveux
blonds de la petite fille qui lui tendait les bras et il la prenait sur ses
genoux.
— Le fait que la vie est un miracle par exemple, c’est
simple et on l’oublie.
— Tu es resté un propagandiste, dit Alexandre. (Il
s’étirait, passait ses deux mains dans sa ceinture, se dirigeait vers le
salon.) Maintenant tu vas nous parler de Dieu. Avant, c’était le communisme,
Staline. Pas de société idéale Jean, pas de paradis, ici ou ailleurs. C’est
tout simple.
Alexandre s’asseyait dans l’un des fauteuils qui faisaient
face au poste de télévision. Jean Karenberg se levait à son tour.
— Trop simple, disait-il. Moi je ne peux accepter que
ceux que j’aime disparaissent (il s’avançait vers la baie vitrée), je refuse et
j’ai besoin de croire. Je dirai (il faisait face à nouveau), que mon besoin et
mon refus fondent philosophiquement ma croyance en Dieu.
Alexandre s’était approché du poste, il appuyait sur l’un
des boutons, des clowns surgissaient, grimaces, cabrioles, et l’un d’eux roulait
sur le sable de la piste cependant que tombait le rideau constellé d’étoiles.
— Roland, disait plus tard Jean Karenberg en
reconduisant Jeanne à
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