Nice
d’Antoine,
avait vu la voiture de Roland s’arrêter devant la palissade qui fermait le
chantier.
— Vé lou qui, le voilà, avait-il lancé.
Antoine, redressant la tête, avait aperçu Roland qui
avançait les mains dans les poches du blouson de cuir. Visage de boxeur ou de
soldat, cheveux coupés très court, tempes et nuque dégagées, Roland
s’approchait, les épaules rejetées en arrière, attentif, d’une démarche à la
fois souple et contrôlée. Les ouvriers le suivaient des yeux. Il s’était rendu
directement à la baraque du chef de chantier et Antoine en avait profité pour
monter au deuxième étage, s’installer à ce niveau vide, là où on n’avait pas
encore commencé à élever les cloisons. Il avait ignoré le coup de sifflet, les
appels du chef de chantier qui précédait Roland vers la bétonnière. Roland
grimpait sur le bâti de la machine, commençait à parler et Antoine ouvrait sa
gamelle.
Pas faim, mais il faut manger, en laissant de longs
intervalles entre chaque bouchée, en prenant une goulée de vin.
Une à une les scènes glissent, Roland assis sur la plage
près du grand-père Vincente, un 14 juillet, Roland qui pose son panier de
figues sur la table devant Edmond.
Maintenant Roland est au milieu des ouvriers, responsable du
chantier, soixante logements de luxe que l’entreprise Revelli construit au delà
du port, au milieu des palmiers.
Antoine somnole comme si la vie s’était déroulée sans qu’il
bouge, chaque jour la pause, le dos appuyé à une poutre et la gamelle là, entre
les cuisses.
Un dimanche, il y a deux semaines, Antoine et Giovanna, en
revenant de chez leur fils, s’étaient arrêtés devant les palissades du chantier.
Antoine quittait le bras de Giovanna, allumait une cigarette, écartait l’une
des planches.
— Où est-ce qu’ils en sont ? murmurait-il.
Giovanna l’incitait à pénétrer dans le chantier.
— Va voir. C’est ici, demain, que tu viens ?
Elle l’interrogeait pour qu’il parle, qu’il brise ce silence
morose où il s’enfermait chaque fois qu’ils avaient revu l’appartement du père.
Edmond s’était installé rue de la République, dans la maison
du 42 reconstruite après le bombardement.
— Si tu te maries, avait expliqué Lucien Millo, tu
seras en face de l’épicerie. Ne laisse pas perdre d’appartement.
Edmond avait donc quitté le boulevard de la Madeleine,
Antoine et Giovanna, pour les pièces blanches et nues, où il y a des années,
Lisa, Vincente, Violette, eux tous quoi, s’asseyaient ensemble autour de la
table de la cuisine. On avait installé une salle d’eau, un bel évier. Sur le
sol des briques rectangulaires remplaçaient les tommettes. Quand, le dimanche,
Antoine et Giovanna venaient voir leur fils qui finissait tard – l’épicerie
fermait à une heure et demie – que Giovanna faisait un peu de ménage,
qu’elle tentait d’effacer les taches de gras, près de l’évier, elle n’y
réussissait pas :
— Les briques d’avant, disait-elle, c’était pas
moderne, mais on les lavait bien.
Ils déjeunaient ensemble et parfois montaient Lucien Millo
et Lili. Le repas était plus gai alors. Lili parlait de sa voix criarde de commerçante.
— Votre Edmond, disait-elle, s’il voulait je vous le
marie demain, allez, il ne s’ennuie pas au magasin. Quand on est tous les
trois, vous pouvez être sûre que les clientes, c’est pas Lucien qu’elles
choisissent mais Edmond. Vous étiez comme ça, Antoine ? Votre fils, en
tout cas, il n’a même pas à se baisser, c’est elles qui le ramassent, les
femmes aujourd’hui…
Elle riait, Giovanna faisait la vaisselle.
— Tu manges bien ? demandait-elle à voix basse à
Edmond.
Lili entendait, se levait, jouait à la colère :
— Non, mais vous croyez que je le nourris pas, votre
fils ? Il mange toute la journée au magasin, vous le voyez pas, on dirait
un gros veau.
Elle riait à nouveau et elle entraînait dans sa gaieté
Antoine, Lucien.
Edmond avait changé et Antoine, sur le palier, au moment d’embrasser
son fils, découvrait qu’il avait en face de lui un homme trapu, aux joues
rondes, qui ressemblait un peu à l’oncle Luigi. Il hésitait à serrer Edmond
contre lui et se contentait souvent de lui donner deux ou trois tapes sur l’épaule :
« Ciao fiston », disait-il.
Dans la rue de la République, il s’arrêtait un instant
devant la façade de la maison, un crépi jaune à la place du
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