Nice
du réservoir
d’eau, peu avant la courbe qui le dissimulerait. Des soldats avaient sauté sur
le ballast et gesticulaient, lançant leurs calots en l’air, s’asseyant sur les
talus, cependant que d’autres, agglutinés aux portières, semblaient appeler les
parents restés sous la verrière de la gare. Jeanne avait commencé à marcher
vers le bout du quai, d’abord lentement, au rythme de la tristesse – il va
partir, il va partir – et c’était la voix de Roland qui la retenait de
s’élancer.
— Tout le monde ira, avait dit Roland quand il avait
reçu sa feuille de rappel. Des moutons, tous, on est tous des moutons.
Jeanne n’aimait pas cette hargne, la colère qui emportait
Roland quand il hurlait :
— Des cons. Ils ont voté socialiste, communiste, bravo,
des cons.
Elle essayait timidement de le calmer, ce rappel ne durerait
que quelques semaines, on ne pouvait pas recommencer en Algérie comme en
Indochine, peut-être un mouvement, quelque chose. À Antibes, à Grenoble, les
rappelés avaient arrêté les trains. À Rouen, ils avaient foncé avec les camions
contre les murs de la caserne et les ouvriers les avaient rejoints. On ne
savait pas. Peut-être quelque chose. Jeanne écoutait son beau-père qui, dans la
cour de l ’Hôtel Impérial, les raccompagnait jusqu’au porche :
— Les socialistes, ils se sont dégonflés, comme en 14,
mais tu verras, ça va bouger, ils ne peuvent pas toujours, comme ça, envoyer
les jeunes se faire tuer, tu verras.
Sur le quai, Jeanne se mettait à courir, des cheminots,
imaginait-elle, allaient sortir des entrepôts, des ateliers, ils allaient
rejoindre le train, crier avec les soldats. Ce soir, demain, Roland rentrerait.
Elle était au bout du quai avec d’autres, une femme près d’elle murmurait :
— De toute façon, il faudra qu’ils y aillent, il faudra
bien.
Jeanne se retournait :
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Elle sautait sur la caillasse du ballast suivie par deux ou
trois personnes. Un employé de la gare, les bras écartés, venait à leur
rencontre :
— Ne restez pas là, le train part. Ils ont tiré le
signal d’alarme, il n’y en a que pour quelques minutes.
Un point vert, les deux coups brefs de la machine et le
train s’engageait dans la courbe, les soldats courant derrière lui, s’agrippant
aux wagons.
La voie demeurait vide et Jeanne retournait vers les quais.
La première nuit, ce fut si long. Il lui manquait d’avoir à
se pelotonner sur le bord du lit parce que Roland n’aimait pas qu’elle le
touche, qu’il ne pouvait s’endormir que si elle demeurait silencieuse, retenant
sa respiration, attentive, seulement à ne pas être tendue car Roland alors se
retournait vers elle :
— Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ?
Elle le rassurait, respirait pour pouvoir se détendre,
écoutant le souffle de Roland, reconnaissant bientôt à sa régularité que son
mari s’était endormi, qu’elle pouvait bouger avec précaution, se mettre sur le
dos, espérer le sommeil si lent à venir.
Pour tromper l’attente, elle rêvait, elle imaginait la
maison qu’ils habiteraient un jour, de grands rideaux grenat accrochés à des
barres de cuivre, des assiettes peintes sur les murs de la cuisine, un jardin pour
les enfants, une fille, un garçon, Elsa et Pierre, elle professeur, lui
architecte. Ce qu’elle avait voulu être, ce que Roland avait espéré devenir.
Le matin elle l’entendait se lever et avant de s’endormir à
nouveau, elle reconstituait ses gestes, le bol sur l’évier, les livres qu’il
ouvrait, la planche à dessin qu’il posait sur la table, l’équerre qu’il
plaquait avec un petit bruit sec. Il étudiait et elle tentait de l’aider,
remplissant, le soir, la casserole de café, pour qu’il n’ait plus qu’à la placer
sur le fourneau, s’imposant surtout de ne pas le distraire quand le samedi ou
le dimanche, alors qu’il faisait si chaud – la mer au loin était un miroir
strié – il s’enfermait en bougonnant, hostile :
— Si tu veux sortir, disait-il, mais va te baigner.
Elle restait dans la chambre, ouvrait la radio, lisait. Le
soir, quand elle s’approchait de lui, qu’elle avait, dans leur cuisine, un
geste vers sa nuque, elle essayait de comprendre pourquoi il se repliait,
hostile encore, comme si elle était responsable, si c’était sa faute si Robert
Merani, le fils de Mafalda Revelli, partait pour Paris s’inscrire aux
Beaux-Arts
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