Nice

et quand il reviendrait ce serait avec Alexandre, le patron de
l’entreprise.
    — Tu es un ours, disait-elle à Roland en riant.
    Il refusait de monter à Saint-Paul, chez Violette et Sam :
    — Je n’ai plus rien à leur dire, expliquait-il.
    Il ne répondait pas à Bernard Halphen, il ignorait Catto.
    — Moi je ne m’ennuie pas, disait-il.
    À l’entrepôt où elle était secrétaire de Gili, le directeur,
Jeanne apercevait Roland, et souvent, les coudes appuyés de part et d’autre de
la machine à écrire, le menton dans les paumes, elle le suivait des yeux.
C’était injuste qu’il ne soit que chef de chantier. Il suffisait de l’entendre
donner des ordres, précis et calme, pour savoir qu’il était fait pour diriger l’entreprise
tout entière.
    — Roland, disait-elle le soir en s’allongeant, je ne m’inquiète
pas pour toi, tu verras, tu auras ce que tu voudras ; ce sera plus
difficile que pour les autres, mais tu réussiras.
    Elle le croyait. Elle essayait que dans sa voix passe toute
sa conviction.
    Roland se redressait, s’approchait d’elle :
    — Tu dis ça, murmurait-il.
    — Je le pense Roland, je le sens. Tu es fort, tu n’as
pas à te tourmenter, si tu veux, si tu as confiance en toi.
    Il l’embrassait sur les lèvres puis dans le cou. Elle
restait immobile, parce que si elle avait avancé sa main, essayé de lui
entourer la taille comme elle en avait le désir, si elle avait voulu embrasser
sa poitrine – cela s’était produit quelquefois les premiers mois de leur
mariage – il se serait détourné ou bien il n’aurait pu l’aimer, se
vengeant de son impuissance par des jours et des jours de silence, de travail –
il commençait plus tôt encore le matin – et elle avait hâte alors de
partir à l’entrepôt, parce qu’il était contraint, devant Gili, de lui parler,
de lui sourire même.
     
    La belle-mère de Jeanne devinait leur malaise. Ils la
voyaient chaque dimanche. C’était pour Jeanne des heures mortes durant lesquelles
elle essayait de n’être qu’une forme assise en face de Denise Revelli. Mais
Denise était habile :
    — Ça ne va pas, Jeanne ? demandait-elle.
    Roland ne bougeait pas.
    — Mais si, mais si, répétait Jeanne.
    Christiane essayait de protéger sa belle-sœur.
    — Je pars à la rentrée, je suis admise en lettres, je
suis tranquille maintenant, payée, indépendante à Paris.
    — Je n’ai plus d’enfants, commentait Denise, l’un…
(elle soupirait) l’autre à Paris. Je pensais, j’ai une fille, elle restera avec
moi, Roland je n’y comptais pas. Vous savez Jeanne, la première nuit qu’il a
passée avec une femme, vous savez ce qu’il m’a fait en rentrant ?
    Jeanne essayait de sourire, elle s’en voulait de la brûlure
qu’elle ressentait, de l’envie qu’elle avait de s’enfuir en courant.
    — Voyons, disait Dante, c’est de l’histoire ancienne,
il était jeune.
    — Toi, bien sûr, murmurait Denise.
    Elle se levait, servait d’abord Roland, puis penchée près de
Jeanne, elle ajoutait :
    — La première nuit, j’étais inquiète, comme toutes les
mères. Il est rentré et il m’a giflée. Ce qu’il avait fait (elle
s’interrompait) ou pas fait, il ne l’a jamais dit.
    Repas du dimanche. La haine se mêlait à l’ennui. Jeanne en
arrivait à ne plus pouvoir regarder Roland. Quand il était assis à la table
familiale, entre son père – bavard et soumis – et sa mère – insatisfaite
et agressive – son visage même changeait, ses traits paraissaient
s’alourdir. Il mangeait sans retenue.
    — Roland, disait Denise, je l’ai nourri au sein jusqu’à
dix-huit mois. Il a marché à neuf mois. Sur la Promenade il courait, il parlait
déjà, et il tétait encore (elle riait), Monsieur et Madame Baudis, si vous les
aviez vus. C’est pour ça qu’il est en bonne santé.
    Jeanne souhaitait qu’il mourût dans l’instant, là à table,
qu’il vomisse et que la nappe soit recouverte du lait aigre de l’amour maternel.
    Christiane poussait sa chaise avec violence :
    — Toujours les mêmes histoires, disait-elle, moi aussi
tu m’as nourrie au sein, raconte-le. Faire des enfants, ce n’est pas un
exploit, il en nait quelques millions à chaque seconde, il n’y a pas que ton
fils.
    Elle entraînait Jeanne dans la cour, dans la rue de France,
lui prenait le bras. Son succès à l’Ecole normale supérieure de Sèvres lui
donnait de l’assurance.
    — Pourquoi venez-vous