Nice
Nice – et elle désirait que la route se prolonge –
j’ai bien connu son père, nous croyions aux mêmes idées et peut-être Dante y
croit-il toujours.
— Toujours, dit Jeanne.
— Bien sûr, bien sûr, murmurait Jean. Je me demande
parfois si, pour la dignité de l’homme, quand il ne possède que cela, des
idées, s’il n’est pas préférable de croire à des idées généreuses, même si
elles sont fausses, sinon qu’est-ce que la vie ?
Ils retrouvaient le bord de mer, les établissements de bains
illuminés, l’arc de la baie.
— Et Roland ?
— Il est ambitieux, dit Jeanne.
Elle s’en voulut de cette confidence, peut-être une
trahison. Elle se tut et Jean Karenberg ne la questionna plus.
Il conduisait lentement, la poitrine proche du volant,
repoussant d’une geste machinal ses lunettes qui glissaient.
— Pour l’Algérie, dit Jeanne après un moment, vous
croyez que cette guerre…
— Ils ne veulent pas voir, ils vont massacrer, comme en
Indochine, et à la fin, il faudra bien qu’ils abandonnent, n’est-ce pas ?
Il lui prit le bras.
— Roland va revenir bien sûr. Puisqu’il est ambitieux,
il faut qu’il vive, c’est logique.
Elle se mit à rire et respira mieux, mais quand elle
retrouva l’appartement, ce silence, ce trou des pièces vides, elle fut à
nouveau oppressée.
Elle lut un peu, mais elle voyait d’autres mots, qu’elle
croyait avoir oubliés : Palestro. Tlemcen. Aurès. Vingt-deux soldats du
contingent, tous originaires de la région parisienne… L’embuscade… Assassinats
de trois prisonniers par le F.L.N.
Elle se leva, chercha la dernière lettre de Roland. Il
réclamait ses livres, demandait des nouvelles de l’entreprise Revelli, et
terminait par cette phrase : Les moutons sont des moutons, dis-le à mon
père. Je ne veux pas être tondu.
Si peu de tendresse, des phrases trop courtes pour
l’enlacer.
— Il vous écrit, Roland ? avait demandé Denise.
— Il m’écrit, répondait Jeanne.
— Il vous dit qu’il a été reçu chez des colons, des
gens très bien, ils ont trois filles. Ce n’est pas loin d’Alger, ils vont se
baigner, il paraît que le pays est magnifique. Il prend des vacances. Il vous a
parlé de tout ça ?
La nuit si longue.
Elle avait dit oui, Jeanne, mais quand sa belle-mère lui
avait tendu la lettre – « Vous voulez la lire ? » –
elle avait refusé.
Depuis, chaque nuit, quand le sommeil reculait comme une eau
vers laquelle on marche, elle voyait le corps de Roland étendu au bord de la
mer, et la vague avançait, refluait. La soif de Jeanne était plus vive encore,
elle léchait ses lèvres, elle buvait un peu, essayait d’oublier, mais dès
qu’elle croyait être recouverte, le sommeil se dérobait ou plutôt le rêve était
si fort, le corps de Roland si proche, elle ne savait pas qui le caressait –
que Jeanne se réveillait à nouveau en sursaut.
Les noms revenaient, Aurès, Palestro, Tlemcen, et la
question de Denise : « Vous voulez la lire ? »
Jeanne se recroquevillait, les doigts sur les lèvres, elle
priait à haute voix pour que la cadence ancienne l’entraîne, la berce,
l’éloigne de ce corps dont elle imaginait tour à tour qu’on le caressait ou le
blessait et c’était chaque fois sa torture.
23
Antoine Revelli apercevait Roland au milieu des ouvriers.
Il s’efforçait de ne pas entendre, de ne pas regarder,
mâchant avec application, les yeux mi-clos, le visage tourné vers le port, mais
quand il se penchait sur la gamelle calée entre ses cuisses, il voyait le
groupe des maçons et des charpentiers autour de la bétonnière et Roland, debout
sur le bâti de la machine, qui leur parlait.
L’envie de descendre, de quitter ce deuxième étage où
Antoine s’était installé, le dos appuyé à une poutre, les jambes dans le vide,
la tête à l’ombre. Devant lui, sur les bassins et les quais, tout le long de la
jetée du phare, la marée, grise quand un nuage poussé par le vent de sud-est
masquait le soleil. À l’entrée du port la mer était ourlée d’écume. Puis après
quelques minutes, l’étoupe se déchirait et la lumière blanche laquait les arcs
du monument aux morts, la coque d’un cargo.
En bas, Roland parlait.
Il était arrivé au moment de la pause, quand les maçons
plaçaient, dans un bac de tôle rempli d’eau terreuse, leurs gamelles, qu’ils
ramassaient des débris de bois pour allumer le feu. L’un d’eux, près
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