Nice
basculer, elle imaginait son corps, roulant lentement
sur lui-même – et déjà la nausée et le vertige la prenaient – tombant
sur l’une des hampes d’acier qui fermaient les jardins du rez-de-chaussée.
Elle se réveillait en sursaut avec cette douleur au centre
de la poitrine, là, peut-être était-ce le cancer qui la griffait, commençait à
racler les os, atteindrait un jour la peau. Il y aurait un trou, il fallait
bien mourir, et bientôt ce serait le moment. Ce sentiment alors qui revenait,
elle avait à peine vécu, elle ne savait rien, tant de plaisirs à éprouver qu’elle
ne connaîtrait jamais, toutes ces femmes qu’elle voyait à la télévision,
jeunes, décidées. Madame Baudis qui visitait avec son mari les Etats-Unis et
l’année prochaine, disait-elle à Denise, « nous ferons l’Egypte ».
Trop tard. Si soif. Elle avait déjà bu tout le verre. Il lui
fallait se lever, longer le couloir jusqu’à la cuisine, et chaque nuit, dans la
demi-somnolence elle hésitait, ouvrait la porte de la salle de bains, ne
reconnaissait pas, elle n’était pas chez elle, elle n’était plus elle, une
autre, cette femme dont la date de naissance disait qu’elle était vieille, et
si jeune pourtant qu’il lui semblait que, hier seulement, devant Haute
Couture, alors qu’elle sortait du magasin la voiture du prince russe
s’arrêtait et, quelle idiote, elle refusait de monter, elle traversait la place
Masséna, elle écoutait Dante Revelli.
Dans la cuisine, elle ouvrait d’abord le robinet d’eau
chaude, commençait à s’affoler. Mais qu’est-ce que je fais ? Chaque nuit,
depuis qu’ils avaient déménagé, qu’ils habitaient cet appartement construit par
Roland (« Vous serez bien, avait-il dit, il y a un parc, et l’appartement
est à moi, c’est ma part de bénéfices. ») chaque nuit, elle se demandait
où elle était.
Plus de trente ans à l ’Hôtel Impérial, les murs comme
une peau ridée, et dans la cuisine elle savait que derrière une porte, les
traits au crayon marquaient la croissance de Roland. Elle haussait les épaules
quand Dante disait à Roland : « Colle-toi bien contre le mur. »
Il appuyait le crayon sur la tête de son fils, puis il écrivait la date : « Tu
as bien grandi », disait-il.
Quand il était sorti, Denise s’approchait, regardait les
traits. « Il est grand », murmurait-elle. Christiane après Roland et
maintenant les murs lisses, froids, les voisins qu’on entendait, les meubles
dont il avait fallu se séparer parce que l’appartement était trop petit. « Tu
as des placards, disait Roland, c’est plus simple. » Ces boites accolées
l’une à l’autre, ces locataires dont elle ignorait les noms mais dont elle
connaissait les bruits, toute une vie pour se retrouver là, Dante qui toussait,
Roland, Christiane qui n’étaient plus que ces photos, souvenirs plus flous que
les rêves, et au milieu de l’après-midi, souvent, Denise les regardait. Il
fallait qu’elle s’habille vite, qu’elle sorte, qu’elle retrouve une amie sur la
Promenade, dans son ancien quartier, comme pour se persuader que rien n’avait
changé.
Le temps d’un bavardage, elle oubliait. Mais elle rentrait.
L’autobus, le quartier neuf, sur l’une des collines de l’ouest, Dante qui lisait,
ce silence avec seulement ces sons assourdis, la vie autour de la boite où ils
étaient tous les deux enfermés, Dante, Denise, à attendre.
Elle appuyait sur l’une des touches de la télévision, elle
prenait un cachet. Elle allait à la fenêtre, observait le parking, parce que
Roland passait les voir une ou deux fois par semaine et parfois il était
accompagné d’Elsa.
Denise prenait la petite fille contre elle, la berçait :
— Tu me la laisses ce soir ? demandait-elle.
— Jeanne, commençait Roland.
— Je suis sa grand-mère, non ?
Quand ils partaient, qu’Elsa, depuis le parking, lui faisait
un signe, Denise pleurait.
— Tu n’es pas raisonnable, disait Dante. Il faut qu’ils
aient leur vie, c’est comme ça.
Elle haïssait cette soumission, s’enfermait dans sa chambre.
Toute sa vie elle avait été seule, comment avait-elle pu ne pas imaginer qu’un
jour elle serait avec Dante, face à face ? Elle avait accepté pour les
enfants, mais ils l’oubliaient, Roland tout à ses affaires, Christiane qui ne
l’avait jamais aimée. Pourtant, quand elle était née, Denise avait cru qu’une
fille, plus tard, serait son amie,
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