Nice
soir, alors qu’avec Sylvie elles revenaient lentement
d’une longue promenade – elles avaient suivi la route sinueuse prise entre
les rochers rouges de l’Estérel et les fonds verts – Christiane avait cru
reconnaître la silhouette de Roland dans une voiture garée sur la Croisette.
Elle s’était mise à rire, racontant à Sylvie qu’elle aimait, gamine, épier
Roland.
Elle s’avançait, dissimulée par les lauriers du jardin, elle
apercevait son frère qui parlait avec Julia ou Danielle, partait avec elles
vers l’une des tranchées creusées dans les pelouses. Alors Christiane
l’appelait et il la chassait à coups de pied.
Tout en racontant, Christiane avait fait demi-tour. Elle
ralentissait à la hauteur de la voiture de Roland. Une femme était assise près
de lui.
Christiane accélérait avant qu’il ne la surprenne.
— Tu l’espionnes toujours ? disait Sylvie.
Plus tard, dans l’appartement qu’elles partageaient,
Christiane allongée dans sa chambre, des copies dispersées autour d’elle sur le
lit, répétait comme pour s’en convaincre :
— Sa vie ne me regarde pas, bien sûr. Pourquoi veux-tu
que je me mêle de cela ?
Mais la révolte la gagnait, elle se souvenait de Jeanne qui
lui montrait Elsa :
— Elle a cinq ans, disait Jeanne. Elle est espiègle, tu
ne peux pas savoir.
Elsa, petite fille brune, courait dans la cour de l ’Hôtel
Impérial entre les voitures, obligeant sa mère à s’interrompre, à
l’appeler, à la saisir par le bras.
— Je ne travaille plus, expliquait Jeanne, que veux-tu,
avec elle.
— Et Roland ? avait demandé Christiane.
Peut-être un trop long silence avant de répondre puis la
hâte pour dire :
— Il a toutes les responsabilités, ça marche très bien,
mais (Jeanne baissait la voix, se penchait vers Elsa) il n’a plus une minute,
il n’est pas souvent là. Il est ambitieux, que veux-tu, c’est sa vie, le
travail.
La révolte et le dégoût devant cette duplicité des
attitudes, les esquives, l’un avec l’autre et chacun pour soi.
— Et puis, criait Sylvie depuis sa cuisine, c’est tout ?
Christiane s’était renversée sur le dos, elle fumait, les
yeux ouverts, rêvant à une vie différente où tout serait clair.
25
Souvent Jean Karenberg s’interrompait au milieu d’une
phrase, posait son stylo, retirait ses lunettes, massait légèrement ses yeux du
bout des doigts, puis il traversait la bibliothèque, poussait les portes-fenêtres
et sur la terrasse, parce qu’il voyait au-dessus des palmiers et des cyprès,
derrière les platanes du boulevard ou les eucalyptus du parc de la villa
voisine, se dresser la grêle armature des hautes grues, il pensait à Roland
Revelli.
Le fils de Dante.
Quatre mots qui suffisaient à Jean Karenberg pour qu’il se
laisse emporter, qu’accoudé à la balustrade, les yeux tournés vers la mer –
et malgré les constructions récentes, il apercevait encore le profil sombre de
l’Estérel sur le couchant rouge – le fils de Dante, quatre mots qui
renouaient la trame et scandaient le temps.
Jean prenait une couverture, s’asseyait les jambes
allongées, les doigts croisés devant sa bouche, les yeux mi-clos et il
anticipait ainsi la nuit, cette pénombre qui allait recouvrir le parc, draper
les bustes des Césars qui bordaient l’allée.
Roland Revelli était arrivé à la fin d’une matinée, montant
rapidement les escaliers de la terrasse. Jean Karenberg cherchait à mettre un
nom sur cette silhouette, ce visage qu’il lui semblait reconnaître, puis quand
Roland se présentait, qu’il posait la serviette de cuir sur la balustrade, Jean
pouvait retrouver sous les traits osseux, ceux de Dante, avant, dans les années
20, quand ils se réunissaient – et Frédéric Karenberg se tenait en retrait
observant Jean – dans l’une des salles du café des Quatre-Avenues.
Jean souriait à Roland, « je me souviens »,
voulait-il lui dire. Il reconnaissait aussi l’expression de l’enfant qu’il avait
rencontré, au début de la guerre, dans la cour de l’Hôtel Impérial. Au
retour du camp, quand Jean était encore alité, sa mère près de lui, Roland
était venu avec Alexandre, Sam, Violette et Dante.
Maintenant Roland s’était assis en face de Jean. Il expliquait
que le terrain à Cimiez valait ceci, que l’entreprise Revelli sous sa direction
avait désormais un secteur promotion immobilière, qu’on pouvait envisager une
division du
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