Nice
parc, que trois petits immeubles de grand luxe, dans le fond, vers
la maison du gardien – et Roland traçait sur le plan cadastral des
rectangles – ne gêneraient en rien Jean Karenberg. Bien sûr, il pouvait
vendre la totalité du terrain, la villa ne correspondait plus d’ailleurs aux
normes de l’époque et du quartier, n’est-ce pas ? Tôt ou tard, pourquoi
pas aujourd’hui ?
— Tard, avait dit Jean Karenberg, très tard.
Il dévisageait Roland, parlait lentement pour que
l’entretien se prolonge.
— Voyez-vous, reprenait-il, j’ai l’intention de léguer
tout cela (il montrait le parc, la façade, l’allée et les bustes glabres) à la
ville de Nice. Après ma mort naturellement. J’ai beaucoup de livres, ceux de
mon père. Certains sont rares. J’imagine une clause obligeant la ville, en
échange du don, à créer ici un centre d’études et de repos. Vous voyez ?
Roland se levait déjà, fermait sa sacoche.
— Tout cela ira à l’abandon, disait-il. Ils n’auront
jamais assez de crédits. Si vous vendiez une partie, vous pourriez restaurer.
Jean secouait la tête.
— Vous êtes bien le fils de Dante Revelli ?
demandait-il. Je ne me trompe pas ?
Cette raideur brusquement chez Roland, ce mouvement rapide
de la tête.
— Je vous ai vu (Jean Karenberg indiquait de la main la
taille d’un enfant) vous aviez une sœur ?
— Nous restons acheteurs, disait Roland. Tout ou
partie. C’est votre intérêt, je crois.
Jean Karenberg répétait la question :
— Elle est professeur, répondait enfin Roland en
descendant l’escalier.
Jean Karenberg l’avait regardé s’éloigner entre les palmiers
et les statues.
Souvent, depuis, parce que le tremblement violent d’un marteau
piqueur sur un chantier le réveillait ou bien parce qu’il apercevait, entre les
arbres, au delà des grilles, la façade d’un immeuble que surmontait encore la
grue, il évoquait la visite de Roland.
Mais ce n’était que voie plus courte pour retourner à
d’autres visages, ce peuple des morts, qu’il s’efforçait de garder vivant.
— Tu n’es pas avec nous, tu rêves, disait Nathalie
quand elle rencontrait Jean, qu’ils dînaient ensemble à Saint-Paul.
Elle aimait prendre le bras de Jean Karenberg, faire
quelques pas avec lui, cependant que Sonia marchait devant eux, et Nathalie se
penchait vers Jean :
— Je n’arrive pas à croire, ma fille, déjà une femme.
Jean lui serrait le bras :
— Déjà, répétait-il.
Sonia se retournait, se laissait rejoindre, regardait à la
dérobée ce jeune homme qui peut-être l’avait crue seule et qui maintenant s’éloignait.
Sonia, les mains dans les poches de son pantalon, semblait ne pas l’avoir
remarqué, mais tout en parlant à Jean Karenberg elle suivait la silhouette dans
la ruelle.
— Je vais rentrer, disait-elle.
Et sans attendre leur réponse, elle les quittait, sautait
sur les pavés de Saint-Paul, sa longue tresse allant et venant dans son dos.
— C’est Sonia, Yves, reprenait Nathalie (sa voix
chuchotait comme sur une confidence), qui m’obligent à sortir de moi. Si je ne
les avais pas, je serais peut-être comme toi, et cela m’arrive, quand je suis
seule.
Sonia qui chaque matin descendait au lycée de Nice, Yves qui
ne venait plus que deux ou trois fois par mois, qui semblait préférer Marseille :
— Est-ce qu’on peut faire de la recherche à Nice ?
disait-il. Quand ils auront un hôpital universitaire, je ne dis pas.
Nathalie les attendait. Elle s’était remise au piano
maintenant quelle avait devant elle des heures vides, mais chaque note
l’entrainait dans ce salon aux colonnes, à l ’Hôtel Impérial, quand
Gustav Hollenstein et Frédéric Karenberg l’écoutaient, assis côte à côte.
— Ton père, disait Nathalie à Jean, j’hésitais à jouer
pour lui. Mon père insistait, peut-être était-il fier de moi, mais je ne crois
pas, il sentait, comme moi, que pour ton père la musique était une émotion
forte, douloureuse même.
À nouveau Jean Karenberg serrait le bras de Nathalie. Ils
traversaient le village, se dirigeaient vers les remparts, rencontraient souvent
des touristes, mais l’obscurité, la hautaine raideur des façades invitaient au
silence, et les ruelles étaient calmes.
— Ce n’était pas la musique, disait Jean après un long
moment, mais toi, ta manière de jouer, ta ressemblance sans doute avec ta mère.
Nathalie s’appuyait à Jean, marchait
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