Nice
La douleur dans sa jambe, la peau du
visage qui semblait se fendre : en chaque point sensible de son corps il
ressentait une brûlure intense. Il regarda Karenberg.
— J’ai beaucoup de boîtes de cigares, vous savez, dit
Karenberg. Une de plus ou de moins, je vous l’ai déjà dit, je crois. Qui vous a
mis dans cet état ?
— Ils sont partis de l’Éclaireur, dit Sauvan,
quand ils ont su la nouvelle, et comme ça, les Italiens qu’ils ont trouvés…
Karenberg se leva. Pour se frayer un passage, il demandait
pardon, bientôt il fut devant la porte du commissaire que gardait un agent.
Sans même jeter un coup d’œil au policier, Karenberg frappa avec le pommeau de
sa canne la porte. Le policier lui saisit brutalement la main :
— Qu’est-ce que vous voulez ? hurla-t-il.
Karenberg le toisa.
— Monsieur, je suis le baron Karenberg, dites à votre
supérieur que je lui demande de conduire ce blessé à l’hôpital.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit l’agent.
Il bouscula Karenberg.
— Vous êtes en France, hurla-t-il encore, retournez
chez vous.
Karenberg revint s’asseoir près de Sauvan.
— C’est dans ces moments-là, qu’on souhaiterait
disposer du pouvoir absolu, dit-il en riant.
Quelques instants plus tard la porte du bureau de Ritzen
s’ouvrit.
— Monsieur Karenberg, lança-t-il.
Tout le monde se tourna vers Karenberg qui ne bougea pas.
L’agent le désigna à Ritzen.
— Monsieur Karenberg…
Ritzen, debout devant Karenberg, fut contraint face à
l’indifférence de Karenberg qui paraissait ne pas le voir de répéter.
— Monsieur le Baron, dit-il, Monsieur le député Merani
et votre sœur vous attendent dans mon bureau.
— Mais non, mais non, dit Karenberg, vous avez probablement
vos raisons si vous m’avez, avec ces messieurs, fait conduire jusqu’ici, je
suis étranger, et je menace peut-être la République.
Il y eut des rires dans le dos de Ritzen.
— C’est une erreur, dit le commissaire à mi-voix.
Comprenez qu’avec ce qui vient d’arriver, certains d’entre nous agissent un peu
rapidement.
Karenberg se leva.
— De toute façon je ne quitterai cette pièce qu’avec
mes amis.
Il montra Carlo et Sauvan.
— L’un devrait être soigné depuis longtemps, et je me
porte garant de l’autre.
Sauvan toucha le bras de Karenberg.
— Je reste ici, dit-il.
Karenberg hésita.
— Je pars avec Monsieur, continua-t-il en désignant
Carlo.
Ritzen appela l’agent.
— Aide celui-là à se lever.
Carlo en s’appuyant sur la cloison réussit à se dresser puis
d’un mouvement d’épaule il refusa la main que l’agent lui tendait. En se déhanchant,
boitant, il arriva jusqu’à la porte du bureau de Ritzen. Il s’arrêta un
instant, se tenant au cadre de bois.
Assise à côté du Docteur Merani, dans le bureau de Ritzen,
Helena Karenberg le regardait.
Deuxième partie
La rue de la République
16
Les escaliers d’ardoises, les murs verts, ce palier aux
dalles de marbre blanc sur lequel il sautait, les platanes de la cour entrevus
et la rue, le soleil qui bondissait vers le visage : Dante Revelli,
sortant de l’école dans la rue Saint-François-de-Paule, se faufilant au milieu
des groupes, les mères qui se penchaient, leur chignon comme une toque noire,
celles qui bavardaient, l’ombrelle glissée sous le bras. Dante pensait, je ne
reviendrai plus.
Piget l’avait appelé dans la salle de classe déserte. Les feuilles
les plus hautes des platanes formaient devant les fenêtres ouvertes un rideau
immobile.
— La porte, avait crié Piget, comme Dante avançait
entre les bancs.
S’agglutinant dans le couloir, des élèves, des parents déchiffraient
la liste des reçus que Piget avait lue quelques minutes auparavant.
— Tu l’as ton certificat, disait Piget.
Il avait posé sur son bureau le canotier de paille tressée
au large ruban noir. Dante regardait le tableau, évitant les yeux du directeur,
ne voyant que cette date, ces mots dont il allait se souvenir, les derniers
mots qu’il verrait écrits sur un tableau noir, « Certificat d’Études
Primaires, 11 juillet 1903 ».
— Qu’est-ce que tu vas faire, tu as été reçu premier de
liste. Ta mère, ton père, pas là ?
Dante secoua la tête. Le père, ce matin, avant de partir à
la brasserie Rubens où depuis qu’il avait quitté les Merani il était livreur,
avait simplement dit à Dante :
— Alors fils, c’est ce soir ?
La mère,
Weitere Kostenlose Bücher