Nice
a eu la révision du procès.
Gustav Hollenstein prenait Frédéric par l’épaule.
— Chez Karenberg, croyez-moi, nous sommes en pleine barbarie,
la révision, Zola, tout cela ne change rien, chacun pour soi, et leurs
démocraties valent nos empires. Vous êtes toujours russe, Karenberg ?
— Si peu, répondait Karenberg, je ne tiens pas à
retourner là-bas.
— Vous êtes un cosmopolite.
— Je suis, il me semble, socialiste d’abord, s’il y a
une chance, elle est là.
— Chez Karenberg… il y a eu déjà, commençait Hollenstein,
le judaïsme, le christianisme…
Karenberg l’interrompait :
— Écoutez, j’ai rencontré Jaurès à Nice, en avril, un
drôle de bonhomme, un utopiste sans illusions, et le sens de la gaieté.
— Vous êtes un croyant Karenberg, vous avez trouvé.
— Mais non, mais non, je l’ai vu après une réunion qui a
été sinistre, des gosses, des gosses de pauvres, Hollenstein, qui le sifflaient
sous la conduite de leurs prêtres, lui, le fils de bourgeois qui se bat pour
eux, déchirant et il a accepté cela avec humour.
— Banal, ridicule, Karenberg.
Helena ralentissait son pas, elle laissait le silence gagner
l’espace qui les séparait de Frédéric et de Gustav, elle avait envie de chuchoter
à Peggy : « Je vais te raconter », mais Peggy parlait :
— Cet Hollenstein, disait-elle, il est beau. Tu sais
Vienne est une ville extraordinaire, la dernière ville gaie, plus gaie que
Paris.
— Je pars demain, répondait tout à coup Helena, je
rentre à Nice.
— À Nice, mais tu es folle, il n’y a personne, en
juillet, tu vas mourir, Frédéric ne…
— Je rentre.
Ce calme, cette paix, une forme de mort. Gustav Hollenstein
n’avait aucune odeur, à peine si elle le voyait, et l’autre, si loin, si
présent que son nom seul faisait renaître le battement.
— Pourquoi ? demandait Peggy en baissant la voix.
Helena voulait parler, mais déjà elle étouffait, elle ne
pouvait dire ni ce genou lui écartant les cuisses, ni ce creux qu’elle suivait
avec ses doits, le long du dos de Carlo.
— Rien, je t’assure, rien, répondait-elle.
Mais elle y mettait trop de hâte pour que Peggy la crût.
18
Carlo portait lui-même la table au milieu de la carrière.
Une petite table de bois, couverte de poussière, de plâtre séché, puis il
prenait dans la baraque qui lui servait à remiser les outils et à entreposer
les explosifs, une chaise et la sacoche de cuir, comme celle qu’ont les
gendarmes et qu’il avait achetée le long du Paillon, à l’un de ces marchands
forains qui, au début de l’automne et au printemps, installent leurs étalages
sur les quais. Carlo s’asseyait, prenait son carnet, taillait le crayon avec le
couteau de charpentier qu’il n’abandonnait jamais, un couteau à lame courte,
quatre doigts à peine, mais l’acier avait une largeur de deux doigts et la
pointe effilée recourbée pouvait servir de crochet. Il ouvrait sa sacoche,
comptait l’argent, regardait la carrière, la vingtaine d’hommes qui y travaillaient
et il donnait un coup de sifflet. Ils venaient s’aligner les uns derrière les
autres, silencieux et couverts de poussière, ils tendaient leurs mains ou bien
faisaient glisser les pièces sur la table, dans leur paume ouverte contre le
rebord. Certains s’attardaient, comptant, recomptant, levant les yeux vers
Carlo, commençant une phrase.
— Je te vole pas, apprends à compter, disait Carlo,
pousse-toi tu pourras toujours revenir.
Ils se mettaient à l’écart, ils comptaient encore, ils
haussaient les épaules et s’éloignaient. Ceux-là qui bougonnaient, Carlo eût
voulu les prendre par la chemise, les secouer comme de jeunes arbres, leur dire :
« Qui t’empêche d’être à ma place ? Si t’es pas content, change,
regarde ces mains, j’ai pas toujours compté assis derrière une table, j’ai
attendu, l’argent comme toi, je me suis tu, alors tais-toi ou change. »
Ces ouvriers, les plus hostiles, ceux qui l’ignoraient quand
il passait près d’eux, qui refusaient jusqu’à la complicité d’un regard, Carlo
les harcelait. « Tu dors », hurlait-il. « Je vais te montrer. »
Il leur arrachait la masse ou le pic, il frappait de toute sa force, il jetait
l’outil : « Voilà, voilà ce que j’appelle travailler. » Les
autres se taisaient, ramassaient l’outil et Carlo devinait, quand il s’éloignait
que peut-être ils crachaient dans sa
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