Nice
matinée, rabattant
la poussière, les bruits sourds venus de la carrière, les portant vers la
vallée.
— Pour moi, c’est comme ça, dit-il en aspirant longuement.
Pas autrement.
Il les regarda descendre le sentier l’un derrière l’autre,
maladroits. Il se souvint de ces joueurs qu’il apercevait derrière les vitres
et les rideaux du Casino de la Jetée, ils lançaient leurs plaques sur le tapis,
un croupier poussait vers eux les gains, ils avançaient le bras, ils
remplissaient leur vie. Carlo venait de choisir un numéro : il lui fallait
attendre que la boule s’arrête. Elle tourna pendant une dizaine de jours qu’il
passa à travailler plus que d’habitude, prenant la masse lui-même tous les
matins, choisissant les emplacements pour la dynamite, renvoyant un charretier
qui était revenu ivre de la ville, montant à sa place sur le siège, criant aux
ouvriers qui chargeaient la charrette de sable :
— Tu vois, que je te montre.
Il sautait à terre, il arrachait la pelle ou le sac des
mains d’un ouvrier, il donnait un coup de reins et il enlevait la charge qu’il
envoyait loin dans la charrette. Le soir, comme depuis des années, il
descendait à la Trinité-Victor, dînait à l’auberge, une soupe, un ragoût de
pommes de terre avec un morceau de lard, un verre de vin. Il s’installait seul,
à une table, mâchant lentement le pain, le trempant dans la soupe. La patronne
se penchait vers lui :
— Ça va, monsieur Revelli ?
Il donnait sa pièce.
— À demain, disait-il.
Il remontait le sentier, l’été dans l’âcre chant des
cigales, l’hiver sous des pluies brèves, dures, qui faisaient rouler la terre
mêlée à l’eau, transformant le chemin en torrent. Il allumait un feu dans la
baraque, il sortait encore pour vérifier si les ouvriers avaient rangé les
outils et il s’enroulait dans sa couverture sur ce lit de camp fait de planches
rugueuses.
Enfin, il y eut la lettre de Paris. Avant même de l’ouvrir,
il sut qu’il avait gagné. Deux jours plus tard, c’était le notaire. Il obtenait
une part sur les bénéfices de la tuilerie, et en avance, une somme d’argent.
Carlo, pour la première fois de sa vie, entrait dans une banque, place
Garibaldi. Au moment où il allait déposer tout l’argent, il reprit la plupart
des billets. L’employé, un Monsieur, col blanc cassé, veste noire, le regarda.
— Ça, c’est pour moi, dit Carlo, je me paye.
Il sortit de la banque. La place, la fontaine, là où il
avait attendu et où discutaient encore des groupes d’ouvriers, ce café de Turin
où il était entré le premier soir, laissant Vincente s’éloigner. Des années. Il
marcha lentement, but un verre d’alcool au comptoir du café de Turin, puis il
se décida, sortant, se mettant à courir, hélant une voiture. Le cocher hésitait
à le conduire jusqu’à la Trinité. Il montra ses billets :
— File, dit-il, et vite.
Au bas du sentier il demanda que la voiture attende. Au fur
et à mesure qu’il montait vers la carrière, il entendait mieux les coups de
masse sur la pierre, et c’était comme s’il recevait à chacun d’eux une
impulsion nouvelle, l’aidant à marcher plus vite. Dans la baraque, il trouva la
canne que lui avait prêtée Karenberg, au moment où il avait quitté leur villa.
Il la prit, engueulant deux ouvriers qui, ne l’ayant pas vu, s’attardaient près
du tonneau rempli d’eau. En ville, il acheta au tabac du pont Barla, une boîte
de cigares et enfin, le boulevard lui paraissait si long, il se fit arrêter
devant l’entrée de la villa Karenberg, forçant le gardien à ouvrir le portail,
renvoyant seulement alors la voiture.
— Monsieur le Baron est absent jusqu’à ce soir, disait
le gardien.
La boule avait longtemps tourné mais elle venait de
s’immobiliser sur le chiffre qu’il avait choisi.
— Je dois voir quelqu’un, dit-il, sa sœur.
Le gardien le détaillait, hésitant. Carlo s’avança vers lui.
— Qu’est-ce que vous attendez, dit Carlo, vous verrez
bien si on veut me recevoir, moi je vous dis de vous dépêcher.
Il reconnut l’allée centrale, le bassin, la terrasse et
cette porte-fenêtre. Il serrait la canne. Le gardien tapa discrètement aux
volets entrouverts, il dit quelques mots, puis il s’effaça laissant Carlo
Revelli et Helena face à face.
Quand elle vint pour la première fois chez Madame Oberti,
Carlo se dit qu’il la tenait à deux mains et que personne ne pourrait la
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