Nice
sans
avoir rien obtenu. Carlo put engager une vingtaine d’ouvriers pour sa carrière,
il acheta deux charrettes.
— Je te fais confiance, disait Forzanengo, je te paie
d’avance.
Nice se transformait. On construisait le pont Barla qui
reliait la rive gauche du Paillon à la rive droite et ouvrait la rue de la République
sur les nouveaux quartiers, doublait le Pont Vieux. Il fallait du sable. En 99,
le pont terminé, Carlo était déjà un entrepreneur connu. Il obtint sa
naturalisation, Forzanengo, par le maire avait donné, comme il disait « un
coup de pouce ».
— Ils savent, ils savent tout, disait-il, l’histoire de
l’hôtel Regina, c’est bon pour toi.
Le jour de l’inauguration du pont, Carlo avait rencontré
Vincente. Rien à lui dire. Les rivières s’étaient séparées, chacune creusait
son lit. Vincente avait encore grossi, le visage pourtant était toujours celui
du gosse de Mondovi, la même douceur, comme la mère. Et Carlo avait envie de
donner un coup pour le voir se crisper, se durcir, pour sentir sur l’autre les
mêmes rides, les plis qu’il sentait sur son propre visage.
— Tu vieillis pas, avait-il dit à Vincente.
— Regarde, si je vieillis pas.
Et il avait montré Dante qui levait la tête, qui ressemblait
à Lisa et Carlo cherchait une autre ressemblance, ce menton c’était leur père à
eux, à Vincente, à Luigi, et à lui Carlo.
— Il y a Louise aussi, disait Vincente et Lisa en
attend un troisième.
Vincente faisait un signe.
— Qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça, ajoutait-il.
Carlo avait pris une pièce, l’avait mise dans la main de
Dante, parce qu’il ne voulait plus écouter son frère. La fanfare jouait, la
reine Victoria devait arriver. Carlo souleva Dante, lui montra la Reine, puis
il les laissa, remontant à la carrière engueulant le gardien qui dormait dans
la baraque, se mettant seul ce dimanche, à la masse, torse nu, frappant à coups
redoublés cette pierre grise veinée de jaune.
Comme Forzanengo l’avait promis, Carlo participa à
l’élargissement de la promenade des Anglais, entre le Paillon et le pont
Magnan. Il gagna gros, toujours sur les chantiers, ne laissant à personne
d’autre le soin de surveiller. Il était là avant que les ouvriers arrivent, et
il restait quand la nuit était déjà tombée, que seule brûlait accrochée à un
échafaudage, une lampe à pétrole.
Il sut jouer quand il fallait. On lui proposa de racheter,
pour construire une tuilerie, une partie de son terrain. Des hommes d’affaire
de Paris, venus en voiture depuis Nice, montant lentement à la carrière où
Carlo les attendait. Ils portaient des gants, des guêtres, la canne et des
serviettes de cuir sous le bras. Carlo sortit la petite table, il prit un banc,
la chaise. Ils s’assirent avec précaution, époussetant le banc avec leurs
gants, cependant que de la carrière montaient des volutes de poussière épaisse.
Ils commencèrent à parler, répétant plusieurs fois, comme si Carlo n’avait pas
compris le français. Il avait envie de retourner à la baraque, d’ouvrir
l’armoire de fer, de poser sur la table le livre dans lequel il avait appris à
lire, de leur dire « je vais vous réciter ». Il se contentait
d’allumer un toscan, de plisser les yeux, comme pour ne pas les voir.
— Vous comprenez, disait l’un, c’est une affaire
excellente que nous vous proposons, votre terrain nous intéresse, il y a la
rivière, bientôt nous aurons la route et vous le savez, cela dit…
Carlo interrompit sans même ouvrir les yeux.
— Vous avez d’autres terrains, dit-il, je sais, vous
pouvez ne pas acheter mais moi, je ne veux pas d’argent, je connais le travail,
l’argent je connais pas, j’aime pas.
Il finissait son petit cigare, il l’écrasait sur la table.
— Je vous vends pas, je vous échange, je vous donne mon
terrain, vous me donnez une part.
— Vous voulez entrer dans notre société, dit l’un
d’eux, une association en somme.
— Vous parlez comme des hommes qui connaissent, moi mon
père était bûcheron, disait Carlo, j’aime pas l’argent, alors je vous échange
le terrain et vous me donnez une partie de votre tuilerie, appelez ça une
association si vous voulez.
Les autres se regardèrent.
— Il faut étudier votre proposition, dit celui qui
avait parlé le premier.
Carlo se leva, prit un autre cigare qu’il eut du mal à
allumer, le vent commençait à souffler comme à chaque fin de
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