Nice
une
charrette trop lourde, soulever un madrier, tirer sur la corde d’un palan, il
jetait sa veste sur le sol, il crachait dans ses mains et tous ensemble, la
voix rythmant l’effort : Oh Hissa, Oh oh… » pour quelques minutes,
ils devenaient égaux. Mais putana, la vie, il fallait bien la prendre comme
elle était. Les forts, les faibles, ceux qui savaient mordre et ceux qui toute
leur vie, tendaient la main au patron, chaque soir, ou chaque semaine pour
toucher leur paie. Carlo abattait son poing sur la table :
— Pourquoi moi ? Pas eux ? disait-il, qui les
en empêche ?
Sauvan en face de lui, assis comme autrefois de l’autre côté
de la table, chez Madame Oberti. Carlo s’apprêtait à partir et Sauvan était
entré, hésitant l’un et l’autre sur ce qu’il fallait faire, Madame Oberti
survenant, les prenant par le bras, les entraînant. Maintenant, elle était dans
la cuisine, faisant revenir des oignons et l’odeur d’huile emplissait peu à peu
la pièce.
— Tu vois Sauvan, Bresci, lui, je le comprends.
Un jour de ce mois de juillet 1900, Bresci, un immigrant,
avait fait le voyage dans l’autre sens, quitté l’Amérique, retrouvé la terre
douce et cruelle, et tué ce roi d’Italie, Umberto Primo, qui avait fait charger
la foule de Milan.
— Lui, Caserio, les autres qui ont fait valser le tsar,
ceux-là, oui je les comprends, seulement ceux-là, moi je ne veux pas en être,
je tire mon chapeau, mais on les laisse pendre parce que les autres ce sont des
moutons.
— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda Sauvan à Madame
Oberti.
Carlo se servit à boire.
— Je t’ai dit, continuait Carlo, tu te souviens, on
montait vers l’Observatoire, les collines un jour, elles seront toutes bâties,
la ville c’est comme une inondation, ça gagne, ça va tout remplir, viens avec
moi Sauvan, on achète des terrains. Tu sais, ils m’ont acheté la moitié de ma
carrière, c’est comme un jeu, mais tu risques moins, parce que tu as ça.
Carlo sortit un portefeuille noir large, qu’il posa sur la
table.
— Tu bois maintenant ? demanda Sauvan.
— C’est toi qui me fais boire, parce que tu ne dis
rien.
Madame Oberti, la poêle à la main, approchait :
— Mangez tant que c’est chaud, disait-elle.
Elle poussait dans leur assiette, les oignons frits, des
morceaux de viande bouillie qu’elle avait plongés dans l’huile brûlante. Ils mangèrent
en silence, Madame Oberti debout, appuyée à la table.
— Tu dis rien, répéta Carlo.
Sauvan posa sa fourchette, regarda longuement Revelli :
— Il faudrait que tu puisses comprendre, dit-il, et tu
ne peux pas, c’est comme une langue étrangère, tu aurais peut-être pu
l’apprendre, tu n’as pas voulu ou tu n’as pas pu, ça, c’est la question, mais,
elle n’est pas importante. Tu parles bien la langue qui est la tienne, tu la
parleras de mieux en mieux. Achète tes terrains Revelli, mais achète-les seul.
Carlo n’eut plus faim. Il se força à manger les derniers
morceaux.
— C’était bon, dit Sauvan, en se levant.
Il tapota l’épaule de Carlo :
— Tu as l’air bien, Revelli, ça ne me dérange pas que
ça marche pour toi, toi ou un autre, autant que ce soit toi.
Carlo était parti peu après Sauvan. Les rues étaient pleines
de cris, de voix. L’été, dans les quartiers populaires, les femmes plaçaient
les chaises de paille sur le trottoir, les gosses couraient, se poursuivant
dans l’ombre, s’enfonçant dans les couloirs, dévalant les escaliers, et les
mères parfois se levaient d’un bond, hurlaient un prénom, lançaient une
taloche, puis retournaient s’asseoir dans le cercle des voisines ; les
hommes à l’écart, debout contre le mur, silencieux, somnolant déjà, attendant
qu’il fasse un peu plus frais dans les appartements avant de se coucher, ou
bien partant à deux ou trois jusqu’au bistrot voisin. La lampe à pétrole posée
sur le rebord d’une fenêtre attirait les papillons de nuit et tournaient,
rasant les façades, des hirondelles. Au loin, le roulement d’un tramway, et
quand il s’éteignait, le coassement des grenouilles, car la campagne était
encore proche, les jardins nombreux comme des étangs sombres entre les façades.
Carlo rôda autour du bordel, mais depuis qu’il connaissait
Helena, il n’avait plus envie de baiser d’autres femmes, et pourtant il
traînait, de la place Pellegrini à la place Garibaldi, hésitant à prendre la
voiture à
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