Nice
SFIO.
Le dossier Karenberg indiquait que le baron vivait de ses
rentes, passait son temps à la lecture et à l’agitation politique. « C’est
une erreur, notait l’indicateur en conclusion, d’avoir accordé la nationalité
française à cet aristocrate, adversaire acharné de l’alliance franco-russe et
dont la sœur a épousé un journaliste autrichien. » Souvent il rencontrait
un nouveau visage, Borello, un élève de l’École normale d’instituteurs, qui
était surpris alors qu’il collait des affichettes écrites de sa main : « Le
prêtre, le juge, le soldat, sont les souteneurs d’une association dont les
bénéfices vont aux fainéants et les pertes aux producteurs. Vive l’anarchie. »
Piget un directeur d’école socialiste.
Les anciens, Ritzen les retrouvait au hasard de l’ordre
alphabétique ou bien leur nom lui revenait et il sautait les lettres pour extraire
le dossier.
« Revelli Carlo, anarchiste », disait la première
page. Il parcourait les feuillets, « a cessé toute activité politique.
Marié à Anna, née Forzanengo. Interdit toute activité syndicale sur ses
chantiers et ceux de son beau-père. »
— C’est un exemple parfait de réussite, disait Merani à
Ritzen qui l’interrogeait sur Carlo Revelli, l’un des gros entrepreneurs de la
ville, la preuve que dès lors qu’on veut travailler, tout est possible, tout.
Parce qu’il avait réussi avant d’épouser la fille de Forzanengo.
Merani faisait un signe au domestique, faisait servir à
boire. Ritzen l’écoutait distraitement. Il mesurait les changements, les grands
bougeoirs, le lustre électrique de la salle à manger et dans un angle, sur une
console, la machine parlante, avec son cornet acoustique que Merani avait fait
jouer avant qu’ils passent à table.
Mais c’était Merani lui-même qui étonnait Ritzen. Plus
mince, plus vif, la mort de sa femme, son mariage avec Elisabeth d’Aspremont,
la fille de la comtesse qui venait d’hériter des terrains de sa mère, tout cela
l’avait rajeuni. Sa fierté quand il avait conduit Ritzen jusqu’au salon. « J’ai
un fils, vous savez mais oui, depuis l’année dernière, Charles. Elisabeth et
moi nous l’avons appelé Charles, Charles Merani, ça claque n’est-ce pas ? »
— Ma chère, reprenait-il, s’adressant à sa femme, vous
êtes trop jeune, vous ne les avez pas connus, mais ces immigrants des années 80
étaient des travailleurs. En vingt-cinq ans, tout à changé, n’est-ce pas ?
La vie change, ces automobiles…
Il montra le lustre.
— Savez-vous, et c’est intéressant pour le cheminement
des générations, savez-vous Ritzen, qui a réalisé mon installation électrique ?
Le fils de mon ancien cocher, mais oui, j’ai eu cette surprise, retrouver ce
gamin que j’ai vu naître, apprenti électricien, c’est le neveu de votre
Revelli, l’entrepreneur.
Elisabeth se leva, proposa de passer au salon. C’était une
femme d’une trentaine d’années, forte, dépassant Merani de toute la tête. Elle
servit des liqueurs.
— Je l’ai vu grandir, continuait Merani, je me
souviens, au moment de l’exposition universelle, je lui donnais les photos de
la salle des machines ou du Palais de l’électricité.
— Vous avez fait naître une vocation, dit Elisabeth,
ironiquement.
Elle avait les traits nettement dessinés, durs comme
l’avaient été ceux de sa mère, mais ses yeux étaient doux, bienveillants.
— Mais non, mais non, dit Merani, c’est l’école laïque
ma chère, la République.
Elisabeth d’Aspremont fit une grimace.
— J’ai chez moi une opposition politique, dit Merani en
riant comme elle se retirait.
Il alluma un cigare, étendit les jambes, resta un moment
silencieux.
— Clemenceau m’a proposé un ministère, dit-il, mais
j’ai refusé, vous savez qu’il n’est pas aimé à la Chambre, on l’attend à la
moindre faute et on l’exécutera, croyez-moi, et définitivement. Je ne veux pas
me suicider.
— Il a la peau dure, dit Ritzen.
— Il y a à la Chambre plusieurs centaines de guêpes, on
ne résiste pas. Je ne suis pas pressé pour un ministère.
Merani observa Ritzen, en plissant les paupières.
— Votre départ, mon cher, c’est habile, vous préservez
l’avenir.
Ritzen secoua la tête, mais il savait l’inutilité des
dénégations. Dans ce monde politique qu’il commençait à bien connaître, les naïvetés
devenaient des manœuvres diaboliques. Il préféra
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