Nice
du pain, de la mortadelle,
souvent des pommes de terre, des oignons, des tomates ou des aubergines farcies
avec de la chair à saucisse. Lisa les préparait dans l’après-midi, hachant le
cœur des légumes avec la viande, Louise l’aidant à remplir les légumes, à les
recouvrir de chapelure, puis elles apportaient les plats au boulanger qui les
plaçait dans son four après ou avant la cuisson du pain.
Antoine repérait son père de loin, et Vincente commençait à
sourire, voyant son fils déséquilibré par le panier qu’il portait à la saignée
du coude, Antoine qui sautait, criant, agitant le bras gauche. Avant même que
Vincente ait tendu les rênes, serré le frein, Antoine avait posé son panier sur
le siège, il s’agrippait à la charrette, grimpait près de son père, commençait
à questionner. Il était vif, nerveux, plus grand que ne l’avait été Dante au
même âge, Vincente avec lui devenait bavard, il découvrait ce plaisir
inattendu, celui de parler, d’enchanter. Il reprenait à haute voix des rêves
qu’il s’était faits jadis, attendant le Docteur Merani. Il montrait un village,
il disait :
— Tu veux que je te raconte l’histoire de ces villages ?
L’enthousiasme d’Antoine était communicatif. Il répétait plusieurs
fois :
— Oui, oui, l’histoire !
Et Vincente commençait. Lisa avait acheté à un colporteur une
Histoire du peuple français, vendue par fascicules et qu’elle avait placée dans
leur chambre sur une étagère faite d’une planche peinte en bleu. Souvent le
soir, Vincente en lisait quelques paragraphes, et il inventait pour Antoine, à
partir de la grande histoire de France, une histoire locale qu’il ne
connaissait pas, les Arabes vaincus par Charles Martel remontaient le Var,
attaquaient les villages, Vercingétorix se battait dans les arènes de Cimiez
avant d’être conduit à Rome, parfois la fable rejoignait la vérité. Napoléon
était passé par Nice, marchant vers l’Italie. Il avait débarqué à Golfe-Juan.
Antoine, le visage levé vers son père écoutait, et il
semblait à Vincente qu’il voyait dans le regard de son fils s’animer les mots
qu’il inventait. Il avait envie de dire plus encore, pour que le ravissement de
l’enfant ne cesse pas, il tendait le doigt, il montrait les arbres, il
racontait la vie du père, les bûcherons piémontais qui partaient pour les
hautes coupes ; chaque mot qu’il disait était pour lui découverte de sa
propre mémoire. D’expliquer à son fils rendait le passé plus clair. Après qu’il
eut dit la misère et l’absence de travail, il comprenait mieux les colères de
son père, sa fatigue, son silence. En parlant des autres à Antoine, ces paysans
apeurés qui se réfugiaient dans leur village pour échapper aux seigneurs du
château dont on apercevait la tour en ruine entre Saint-Laurent-du-Var et
Saint-Jeannet, Vincente avait le sentiment qu’il parlait de lui.
La curiosité de son fils s’avivait d’être satisfaite. Il
voulait que Vincente évoque Mondovi, la route, et Vincente commençait, Carlo,
Luigi, lui devenaient plus proches.
— Encore, encore l’histoire papa.
Ils s’arrêtaient au bord de la route quand le soleil
semblait marquer midi. Ils préféraient la campagne à une auberge. Le temps
était beau, les murets de pierre blanche réfléchissaient la lumière, coupant la
colline de traînées sinueuses alternant avec le jaune de la terre caillouteuse,
le vert des oliviers ou des orangers. Ils chapardaient quelques fruits, puis
ils arrivaient dans le village, les chevaux dérapant sur les pavés inégaux,
Vincente tendu, jouant des rênes, du fouet ou du frein, Antoine devenu
silencieux, mais dont Vincente sentait l’attention, l’inquiétude.
— Ça va, ça va bien fils, disait-il.
Il déchargeait les fûts, rangeait des caisses de bouteilles
et les tonneaux vides qu’on lui rendait et ils repartaient par les routes qui
descendaient vers la mer.
Souvent Antoine allait avec son père à la Brasserie, mais Vincente
le faisait sauter loin du portail pour que les contremaîtres ne l’aperçoivent
pas. Puis quand il repartait vers les écuries, Antoine grimpait à nouveau sur
le siège faisant à son père un clin d’œil et une fois les chevaux dételés, il
marchait près de lui dans la rue de la République, répétant de temps à autre,
sa tête levée vers Vincente :
— On en a vu des choses papa, tu m’en as raconté.
Lisa avait dressé la
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