Nice
atteindre la maison Merani, l’orage
éclata, gouttes lourdes que le vent semblait d’abord projeter mais qui, vite,
parurent l’engloutir. Quand Ritzen entra chez Merani, il n’y avait plus que le
crépitement des gouttes sur la chaussée que couvraient les coups de la mer,
comme un rabot qui va et vient.
— Votre femme, dit Merani en l’accueillant, car vous
êtes marié…
Ritzen s’excusa, les enfants, l’installation, Marguerite
était lasse. Merani prit Ritzen par le bras.
— Vous avez fait votre chemin en combien ? Vous
êtes parti, voyons…
Merani n’attendit pas sa réponse, l’entraîna dans son
bureau.
— Je suis heureux de vous revoir. Vous connaissez la
ville aussi bien que moi. Ici personne n’a un point de vue national, général.
Un marécage local, voilà ce qu’est cette ville, ils croient tous, Rancaurel le
premier n’est-ce pas, parce qu’il est réélu chaque fois…
Merani se rejeta en arrière, ouvrit les bras.
— Moi aussi mon cher Ritzen, je suis chaque fois réélu,
ça ne m’empêche pas de savoir que nous ne sommes pas sur une île, que les
choses changent, que nous battons à l’unisson de ce qui se passe à Paris ou
dans le Pas-de-Calais. Dites-moi Ritzen, vous avez été de tous les coups durs,
vous étiez admirablement placé, Sarraut me disait…
Avant de partir pour Nice, Ritzen avait vu Sarraut au
ministère de l’intérieur.
— Vous vous obstinez, avait dit Sarraut.
Il était debout, le coude gauche appuyé à la grande cheminée
Second Empire, la main droite enfoncée dans la poche de son veston, ce regard
que dissimulait le lorgnon, Ritzen répéta : douze ans qu’il avait quitté
Nice, sa femme qui, etc. La pendule en forme d’Arc de triomphe, se mit à sonner
onze heures et Ritzen s’interrompit. Sarraut s’était assis à son bureau.
— Vous brisez votre carrière Ritzen, disait Sarraut.
Vous n’avez pas quarante ans, vous me demandez de vous mettre dans une sorte de
retraite, parce que Nice, entre nous et vous le savez, c’est loin. Le président
du Conseil tient à vous, vous avez travaillé avec lui, vous savez comment il
réagit.
Clemenceau était arrivé au ministère de l’intérieur en 1906.
Ritzen était à Paris depuis une dizaine d’années déjà et il avait été poussé en
avant par les changements que la venue d’un nouveau ministre provoque toujours.
Les circonstances aussi. Quatre jours avant la prise de fonction de Clemenceau,
mille cent mineurs avaient crevé comme des rats, dans leur galerie de mines de
Courrières, les femmes autour des puits, le silence et les cailloux qui
volaient, grêle du désespoir contre les bâtiments de la Compagnie. Ritzen avait
été envoyé sur place pour sentir le climat et à son retour, le nouveau ministre
l’avait convoqué. Tête ronde, chauve et blanche que barraient des sourcils
restés noirs. Ritzen avait prévu la succession des grèves, comme un coup de
grisou qui en déchaîne d’autres. « Tout le bassin du Pas-de-Calais va être
touché », avait-il dit. Quand Clemenceau était parti pour Lens, Ritzen
l’avait accompagné, tendant au ministre les dossiers. « Un beau cadeau
qu’ils m’ont fait », répétait Clemenceau rageur, donnant de grands coups
de crayon rouge sur les pages.
Puis il y avait eu le 1 er Mai, les nuits au
ministère, les arrestations préventives, Clemenceau qui recevait les délégués
de la CGT : « Vous êtes derrière une barricade, leur disait-il. Moi,
je suis devant. Mon rôle est de contrarier vos efforts. Le mieux pour chacun de
nous est d’en prendre son parti. »
La délégation sortie, il avait appelé Ritzen et ensemble,
ils avaient dressé la liste des syndicalistes et des monarchistes qu’ils
allaient coffrer. « Personne n’y comprendra rien », disait
Clemenceau. « J’attaque sur les deux ailes et je tiens au centre,
Napoléon, Ritzen, Napoléon. »
Le 1 er Mai 1906, un drôle de temps. La pluie puis
des éclaircies d’un bleu intense. Ritzen avait été sur la place de la
République pour le rapport du ministre, les dragons en ligne, faisant caracoler
leurs chevaux, tournant sans trêve comme au manège, pour dégager la chaussée,
les manifestants se rassemblant dans les rues voisines. Les gardiens qui
chargeaient, qui se mettaient à quatre pour soulever un manifestant arrêté dont
la casquette tombait sur la chaussée. Un gamin en blouse blanche se précipitait
pour la ramasser et des agents
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