Nice
tramways, dans la rue de la République, les
tombereaux de la balayure leurs roues sautant sur les pavés, les voix des
charretiers, réveillaient Vincente un peu avant cinq heures. Il se levait,
s’habillait dans la lumière à peine perceptible de la courte mèche qui brûlait
dans le verre rempli d’eau recouverte d’huile. Antoine et Violette ne pouvaient
s’endormir qu’avec ce point lumineux que Lisa plaçait chaque soir entre leurs
lits. Vincente l’éteignait, puis, dans la cuisine, il tisonnait le feu de la
cuisinière, descendait chercher de l’eau dans la cour, se lavait pendant que
chauffait une casserole de soupe, qu’il mangeait debout. Il partait vers cinq
heures et demie. Dante était déjà levé, entrant dans la cuisine, les cheveux
ébouriffés, se frottant les yeux avec le dos de la main. Ils se saluaient d’un
son plutôt que d’un mot, « oh » grave de Vincente, réponse plus aiguë
de Dante. Ils évitaient même de se frôler. Quand Dante s’approchait de la
cuisinière, Vincente, la casserole à la main s’écartait, s’appuyant à la
fenêtre, ne regardant son fils qu’à la dérobée. Quand il le questionnait :
— Où tu vas ?
— On installe à Gairaut.
Dante baissait la tête comme s’il avait une faute à
dissimuler. Et Vincente n’insistait pas, il attendait le soir.
Lui, n’avait rien à raconter. Il allait à pied jusqu’à
Riquier, à l’est de la ville, aux écuries de la brasserie. Il rencontrait
d’autres charretiers qui l’interpellaient, l’invitaient à entrer dans l’un des
bistrots de la rue. Le long du comptoir, dans la fumée, une vingtaine d’hommes
silencieux, demandaient d’un simple geste de la tête ou du pouce qu’on leur
verse un verre de vin, ils approchaient les lèvres, sans soulever le verre,
aspirant pour ne pas perdre cette goutte, courbure convexe et rouge,
tremblante, plus haute que les bords du verre. Vincente buvait un seul verre,
payant sa part, refusant les tournées, sortant seul si les autres
recommençaient.
Il arrivait l’un des premiers aux écuries, prenant les deux
chevaux par la bride, les attelant de part et d’autre d’un bras mobile de la
charrette qui commandait l’orientation des deux petites roues avant, cependant
que les roues arrière, plus hautes, étaient fixes. Puis il sautait sur le
siège. Les chevaux, une capuche blanche percée de deux trous d’où les oreilles
pointaient couvrant le sommet de leur tête, s’ébranlaient.
Vers six heures et demie, Vincente entrait à la Brasserie.
Il faisait reculer la charrette, qu’il plaçait le dos au quai des entrepôts et
il aidait au chargement ; parfois dix gros tonneaux, placés verticalement
et qu’on recouvrait encore de petits fûts. Aux environs de sept heures, c’était
le départ des charrettes, des voitures de livraison, dans le claquement des
fouets, les jurons des charretiers, le crissement des roues sur le gravier et
le bruit des bouteilles se heurtant l’une contre l’autre dans les caisses.
Vincente, le plus souvent, partait pour la journée, livrant
la bière dans les villages des environs, Saint-André, La Trinité-Victor, Saint-Laurent,
Saint-Paul, Tourettes. Même si les chemins de fer de Provence desservaient les
petites villes, il fallait parfois exécuter une commande urgente et Vincente
montait jusqu’à Vence. Il aimait ces longues randonnées, les chevaux prenant
une bonne cadence, et il pouvait laisser les rênes flotter, s’adosser à son
siège, regarder la campagne ouverte devant lui, les villages qu’il apercevait
collés aux parois des baous, falaises bleu sombre ou clair suivant l’heure et
le temps, tombant sur l’ondulation verte et douce des collines qui prolongeaient
la mer. Il remontait le Var, vers Saint-Martin, repérant sur les pitons
au-dessus de la vallée, les villages perchés, Gattières, Carros, les façades
des maisons continuant le rocher, leurs fenêtres étroites comme des
meurtrières.
Quand il connaissait la veille le trajet qu’il avait à
effectuer le lendemain, que c’était pour Antoine les vacances scolaires, il
prévenait Lisa. Elle préparait son fils, il descendait, attendant Vincente sur
le trottoir de la rue de la République, ou bien si son père prenait la route de
Turin, les bords du Paillon vers l’est, Antoine remontait en courant la rue
jusqu’à la place Risso qui faisait face, sur la rive gauche du Paillon, à la
place d’Armes. Il avait un panier pour le repas,
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