Noir Tango
d’avoir
voulu te faire supporter une partie de son malheur. Cela dit, ce que cette
femme, que j’aime tendrement, a vécu et supporté est si terrible que je ne peux
lui en vouloir. J’ai compris que c’étaient ses révélations qui t’avaient rendue
malade et incitée à la fuir, puisque tu as refusé de la prendre au téléphone à
plusieurs reprises. Je t’ai comprise, toi qui es mue par une puissance vitale
qui te fait regarder les choses en face et fuir celles qui peuvent te nuire. Mais
en ce qui concerne Sarah, tu devras faire un effort. Comme moi, elle comprend
ton attitude première, mais ni elle, ni moi, ne pourrions comprendre que tu t’y
obstines. Réfléchis calmement, je sais que tu seras de cet avis. Après Berlin, il y a eu Rome, Londres, Le Caire où j’ai eu le
plaisir d’accompagner Leclerc à bord du Sénégalais et maintenant Buenos
Aires d’où j’espère repartir la semaine prochaine. Je suis heureux de te savoir
à Montillac. Les travaux doivent être terminés, sont-ils à ton goût ? N’hésite
pas à consulter l’architecte.
Tu me manques, petite fille. J’aimerais
me poser quelque part avec toi, t’aimer, te regarder vivre. Tu sais si bien
vivre, Léa, ne l’oublie jamais. Garde-toi des méchants et des ennuyeux.
Ton
amant, François.
Lentement ses
mains qui tenaient la lettre se posèrent sur ses genoux. Son cœur cognait très
fort dans sa poitrine. Ses mots résonnaient dans sa tête. Que n’était-il là
pour les lui dire ? Elle se sentait lasse tout à coup. Où était-il
maintenant ? Que signifiaient tous ces voyages ? Quand reviendrait-il ?
8.
Deux ou trois des amis de Laure pensaient
que le désenchantement de la jeune fille n’était qu’une façade, d’autres
étaient convaincus du contraire, la plupart ne se posaient pas de questions, trop
occupés de marché noir, de trafics et de fêtes.
Il ne restait plus grand-chose de la candide
provinciale, admiratrice du maréchal Pétain et se croyant amoureuse de Maurice
Fiaux, le jeune milicien responsable de la mort de Camille. Sa rencontre avec
les zazous de Saint-Germain-des-Prés et une bande de jeunes trafiquants du
marché noir avait rapidement fait d’elle une femme capable de se débrouiller
seule. Elle n’avait pas son pareil pour trouver les échanges intéressants :
beurre contre tabac, livres contre chaussures, disques de jazz américain contre
savon ou la revente de ces produits rares à ceux qui avaient de l’argent. L’argent…
cela était devenu le but principal de sa vie ; avec de l’argent on se
procurait nourriture, vêtements, plaisirs, amis… on n’avait plus peur, on était
libre. Au début, les remontrances d’Albertine la touchaient, elle se disait que
son père et sa mère auraient été cruellement peinés. Mais la vieille demoiselle,
tout comme ses sœurs, avait accepté ses « ravitaillements » providentiels
sans trop de façons… Maintenant, non seulement le moindre reproche sur ses
activités illégales l’agaçait, mais lui faisait hausser les épaules : ce n’était
pas à ceux qui avaient perdu la guerre, s’étaient tus pendant quatre ans, avaient
collaboré avec l’ennemi, dénoncé leurs voisins juifs ou résistants, qui avaient
acclamé Pétain puis le général de Gaulle, tondu des femmes, précipité dans des
puits de vrais comme de prétendus traîtres et qui maintenant se jetaient dans
les bras des Américains, non, ce n’était pas à eux, ces Français lâches, hypocrites,
vaniteux et stupides, de lui donner des leçons. Les jeunes de vingt ans ne
voulaient pas se reconnaître dans ces étrangers ; ils les rejetaient en
bloc, ces adultes qui leur renvoyaient une image dont ils avaient honte ; des
héros, il y en avait eu, ils étaient morts ou dans un si triste état qu’il
valait mieux détourner les yeux, les ignorer. Laure avait de l’admiration pour
Léa mais la jugeait idiote d’avoir risqué sa vie pour un pays qui n’en valait
pas la peine. Plus que jamais, il fallait vivre vite, vivre pour soi. La
libération des camps et son cortège de fantômes, les photos de monceaux de
cadavres décharnés, d’enfants brûlés, de femmes torturées, complaisamment
répandues dans la presse, ces témoignages de survivants étaient insupportables.
Quel choc pour les Parisiens, dont Laure et ses amis venus accueillir les
premiers déportés à l’hôtel Lutétia. La rencontre avec ces êtres venus d’ailleurs,
squelettes sans poids vêtus
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