Noir Tango
de défroques rayées, posant sur tout des regards ternes,
vides, tentant de grimacer un sourire de leur bouche édentée, déplaçant leur
frêle carcasse avec précaution… En les voyant, on se disait qu’ils allaient se
briser là, devant ces jeunes filles souriantes aux bras chargés de fleurs, ces
mères incrédules face à ces vieillards qui les appelaient : « Maman ! »,
ces hommes d’âge mûr, combattants d’une autre guerre laissant couler leurs
larmes sur leur visage ridé… C’était une chose que de lire les horreurs subies
par ces malheureux – les journalistes exagèrent toujours… – et
une autre que de voir ces revenants d’un autre monde où, avec une logique
implacable, des hommes comme eux, et c’était bien là que résidait toute l’horreur,
s’étaient appliqués à détruire non seulement les corps et les âmes mais l’idée
même d’« humanité ».
La bombe atomique d’Hiroshima n’avait pas
uniquement anéanti des dizaines de milliers de Japonais par un clair matin du
mois d’août 1945, mais tué tout espoir d’un avenir possible. Le monde était
devenu fou, l’homme avait enfin inventé l’arme capable non seulement de le
détruire, mais d’annihiler toute existence sur la planète. Alors, à quoi bon la
morale des grands sentiments, tout était faux, tout n’était que mensonge !
Pour survivre, il fallait non pas être comme eux, il fallait être pire qu’eux. Pire
qu’eux ? Ce serait difficile…
Laure et ses amis passaient des soirées
entières au « Flore », au « Montana », au « Bar Vert »,
au « Tabou » ou assis sur le bord du trottoir à discuter de
leurs difficultés d’être en fumant des Lucky Strike ou des Camel. Leur grande
affaire : comment se procurer une voiture, américaine bien sûr, décapotable
si possible.
Une fille de la bande, Claudine, une de ces
femmes que les G.I. appelaient sign language girls [12] avait pour amant un sergent noir qui sortait pour elle du centre d’approvisionnement
de Versailles de nombreux jerricans d’essence qu’elle revendait avec un gros
profit. Par gestes, elle lui avait fait comprendre qu’elle voulait une voiture.
« No problem » , avait-il répondu. Depuis, Claudine et les autres rêvaient de cette
voiture, Chevrolet ou Cadillac, aux couleurs rutilantes, aux chromes
étincelants… Ils se voyaient déjà remontant les Champs-Élysées, tournant autour
de l’Arc de Triomphe, s’arrêtant devant la terrasse du « Fouquet’s » ou
stationnant devant les « Deux Magots » sous les regards envieux
de ces Français trop ballots pour rouler ces lourdauds d’Amerloques !
Mieux vêtue, mieux nourrie, grâce au marché
noir, que la plupart des filles de son âge, Laure, outrageusement maquillée, allant
d’aventure en aventure, cherchant dans de brèves et décevantes étreintes un
plaisir qui lui échappait, désabusée déjà, se jugeait sans indulgence mais sans
une excessive sévérité ; vivant au jour le jour, incapable de se projeter
dans l’avenir, impitoyable en affaires, tour à tour désespérée et drôle, boute-en-train
et pauvre petite chose entourée de copains, elle n’avait que Franck pour ami et
confident. Dès que ces deux-là s’étaient rencontrés, ils s’étaient aimés… aimés
comme frère et sœur. Aucun trouble sexuel entre eux, rien qu’une franche
camaraderie faite de fous rires, de complicités, de blagues. Aucun secret entre
eux, ils connaissaient tout l’un de l’autre et savaient que quoi qu’il arrive, ils
seraient solidaires. Cette amitié était, sans qu’ils le sachent vraiment, leur
raison d’exister.
Ils étaient
ensemble et venaient de se réveiller vers deux heures de l’après-midi quand on
sonna à plusieurs reprises à la porte du studio de la rue Grégoire-de-Tours.
— Voilà, voilà, on arrive ! cria Franck
en enfilant son pantalon.
Une femme portant un turban d’un vert vif
qui faisait ressortir celui de ses yeux et un jeune homme blond, tous les deux
grands et beaux, se tenaient sur le seuil. En le voyant, la femme eut un
sourire ironique qui le fit rougir.
— Je suis bien chez mademoiselle Laure
Delmas ?
— Oui, madame.
— Qui est-ce, Franck ?
Ébouriffée, Laure apparut dans un déshabillé
de soie chiffonné, trop chargé de dentelles. Bien que n’ayant jamais vu Sarah
Mulstein, elle la reconnut immédiatement et se sentit mal à l’aise.
— Je suis une amie de Léa, j’ai
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