Noir Tango
que son retour dans sa maison
natale, les occupations multiples concernant la propriété, lui permettraient d’oublier
ses souffrances. Il n’en était rien. La jeune femme s’enfonçait chaque jour
dans une solitude, dans une tristesse que rien ne distrayait. Sans cesse elle
pensait à l’homme qu’elle avait aimé, à sa mort, à l’humiliation de la tonte
sur le parvis de cette église parisienne, aux insultes dont on l’avait agonie, à
l’attitude méprisante des commerçants de Langon dont certains l’avaient connue
enfant, aux réflexions des ouvriers travaillant sur l’exploitation et au refus
de la recevoir de ses amies et de ses cousins bordelais. Depuis son retour, pas
un n’avait essayé de la revoir, de la comprendre, ni même de lui manifester un
peu de compassion. La sollicitude affectueuse de ses tantes et de Ruth ne lui
suffisait pas. Seul, Alain Lebrun, le nouveau régisseur, semblait ne pas tenir
compte de son passé. Françoise lui en était reconnaissante et prenait plaisir à
travailler avec lui.
Le retour de Léa fut une joie pour tous, vite
assombrie par son air renfrogné, sa tristesse et son mutisme. Les travaux de la
maison étaient maintenant terminés, les meubles remis en place, les rideaux et
les tableaux accrochés. Au détour des couloirs, Léa s’attendait presque à voir
apparaître son père ou sa mère. Elle passa la première semaine enfermée dans
son domaine, le bureau de son père, qui avait retrouvé ce confort sécurisant et
ce calme qui apaisaient autrefois ses craintes et ses colères de petite fille. Blottie
sur le vieux divan, enveloppée de couvertures, elle dormait la plupart du temps
ou restait des heures à regarder fixement les flammes de la cheminée. Elle
touchait à peine aux repas que lui apportait Ruth.
Albertine, avec sagesse, laissa passer cette
semaine avant d’intervenir, ce qu’elle n’eut pas à faire car Charles s’en
chargea. S’étant faufilé dans la chambre, il demanda en pleurant pourquoi Léa
ne l’aimait plus.
— Mais je t’aime, mon chéri, dit-elle
en l’embrassant.
— Non, ce n’est pas vrai, jamais plus
tu ne racontes d’histoires, tu ne joues avec moi… tu ne viens même pas manger
avec nous, tu ne parles pas. Je vois bien que tu ne m’aimes plus.
L’enfant sanglotait si fort que Léa craignit
qu’il ne s’étouffât.
— Pardonne-moi, mon bébé, pardonne-moi,
je t’aime… je t’aime plus que tout ici. Il ne faut pas m’en vouloir, j’étais
malheureuse et triste… c’est fini maintenant.
— Pourquoi tu es triste puisque je t’aime,
fit le petit garçon en se pendant à son cou, la couvrant de baisers maladroits
et mouillés.
— Arrête, tu me chatouilles !
Il la lâcha, battant des mains.
— Tu ris, Léa, tu ris !…
Charles sautait de joie en tournant autour d’elle
qui riait de plus belle devant les contorsions de l’enfant.
— Que se passe-t-il ici ? Vous en
faites un bruit, dit Françoise en entrant, suivie de Lisa, curieuse comme une
souris, et d’Albertine.
Devant les visages interrogateurs de ses
parentes, l’hilarité de Léa cessa.
— Merci de votre patience à toutes. Sans
Charles, je ne sais pas si j’aurais pu me sortir de ces angoisses.
— Tu aurais pu essayer de nous en
parler.
— Françoise, tu es la dernière à qui je
pouvais en parler, répliqua Léa d’une voix sèche qu’elle se reprocha aussitôt.
La jeune femme, aux cheveux courts et aux
yeux tristes, sursauta et devint très pâle. Quoi, sa sœur lui tenait toujours
rigueur de son amour pour un Allemand !… Elle avait tant espéré de son
retour, avait cru qu’après avoir vu tant d’horreurs, elle comprendrait mieux
que la vie n’obéissait pas forcément à ce qu’on attendait d’elle. Elle comptait
sur une amie, une confidente et voyait se dresser un juge, une ennemie. Elle
restait là, tremblante, sans voix, humiliée. Léa, honteuse, ne savait que dire ;
son silence renforçait le malentendu. Lisa et Albertine assistaient
impuissantes au drame que vivaient les deux sœurs. Ce fut Charles, une nouvelle
fois, qui sauva la situation.
— Je vais aller dire à mémé Ruth que
Léa est guérie et qu’elle nous fasse un bon gâteau pour fêter ça.
Cela fit rire Lisa et arracha un pâle
sourire à Albertine. Léa s’approcha de sa sœur et l’embrassa.
— Pardonne-moi, je vois que je t’ai
fait de la peine, je te jure que ce n’était pas intentionnellement. Comme
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