Noir Tango
Tabou ».
— Vous êtes devant, mademoiselle.
Ça, la cave à la mode dont Laure n’avait
cessé, à Montillac, de lui rebattre les oreilles ! Elle leva la tête :
pas de doute, c’était écrit.
— Vous avez l’air étonné, dit un garçon
dégingandé, coiffé d’une casquette galonnée. C’est l’aspect miteux de l’endroit
qui vous surprend ? Que voulez-vous, ma chère, c’est comme l’époque, sale
et pourri, le rendez-vous des paumés, pauvres et riches, tous confondus, l’idéal
communiste en somme, des existentialistes…
— Des quoi ?
— Ciel, vous débarquez ou vous vous
foutez de moi ?… Vous voulez me faire marcher, c’est ça… Habillée comme
vous l’êtes… Oh, excusez-moi, je ne me suis pas présenté : François de la
Rochefoucault, portier, pour vous servir. Frédéric, viens par ici… Regarde
cette beauté qui nous arrive, cherchant « Le Tabou »… N’a-t-elle pas
tout pour être acceptée dans ce temple hanté par les plus beaux esprits de ce
temps ?…
Un beau garçon à moustache blonde d’officier
de cavalerie s’avança :
— Bonjour, mademoiselle, je m’appelle
Frédéric Chauve-lot, je suis en quelque sorte l’animateur de cet endroit. Permettez-moi
de vous offrir le verre de bienvenue… Tarzan, tu te souviendras du joli minois
de mademoiselle ?
— Pour sûr, opina un colosse tatoué.
— Il est capable d’écraser une tête
entre le pouce et l’index, souffla Frédéric à l’oreille de Léa en poussant la
porte.
De l’escalier de pierre montait une haleine
chaude. En descendant, Léa eut l’impression de pénétrer dans une marmite
infernale, bouillonnante et fumante : les hurlements de la trompette et de
la clarinette tendues vers les voûtes du XVII e siècle ne firent qu’accentuer
son sentiment. La fumée était telle qu’on ne voyait pas le fond de la cave qui
n’avait pourtant que douze mètres sur huit. Des couples dansaient à tour de
rôle un be-bop frénétique, applaudis par les clients serrés les uns contre les
autres, assis ou debout.
— Que voulez-vous boire ?
— Une menthe à l’eau, répondit Léa
après avoir regardé autour d’elle.
Un garçon suant, chemise à carreaux, trompé
par sa tenue, s’approcha.
— Vous dansez ?
— Non, merci.
Le jeune homme s’en alla, haussant les
épaules.
Curieux endroit. Curieuse musique, cela ne
ressemblait à rien de ce que connaissait Léa.
— Laure !
Elle venait d’apercevoir sa sœur vêtue du
tailleur bleu qu’elle portait la veille. Avec peine, elle se fraya un chemin
jusqu’à la table où Laure se tenait en compagnie de cinq ou six jeunes gens de
son âge : parmi eux, Franck, qui la vit le premier.
— Léa, quelle bonne idée d’être venue
nous rejoindre.
— Je n’arrivais pas à dormir, j’étais
inquiète pour Laure.
— Elle m’a raconté pour hier… comment
va ton amie ?
— Bien, c’est moins grave qu’on ne
croyait.
— Tant mieux. Laure, regarde qui est là.
— M’en fous, veux pas la voir, dit-elle
d’une voix pâteuse.
— Elle est presque aussi ivre que toi
la dernière fois.
« Oui, mais pas pour les mêmes raisons »,
pensa Léa.
— Vous êtes une amie de Franck ? dit
Frédéric Chauvelot. Alors je vous laisse, vous êtes entre de bonnes mains.
Pendant un moment,
Léa s’étonna des figures compliquées et acrobatiques des danseurs et en oublia
pour quelques secondes ce qu’elle appelait la trahison de François et la
tentative d’assassinat de Sarah. Machinalement, ses pieds battaient la mesure.
— Sale juif, c’est toujours par les
juifs que les ennuis arrivent.
Malgré le bruit, Léa avait entendu ce qu’avait
crié Laure d’une voix pâteuse d’ivrogne et s’était immobilisée, incrédule. Franck,
dont la mère était juive, regardait son amie sans avoir l’air d’y croire.
— Sale…
La main de Léa s’abattant sur sa joue lui
coupa la parole. Laure se mit à pleurnicher comme une enfant.
— T’as vu, elle m’a battue !
— Aide-moi à la ramener chez elle.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi
pleure-t-elle ? demanda la fille rousse de l’entrée.
— Laisse, tu vois bien qu’elle est
soûle, dit Toutoune.
Ils ne furent pas trop de deux pour la
hisser hors de la cave.
— Corbassière, peux-tu ramener la
petite chez elle ? demanda Frédéric.
— D’accord, fit le jeune homme qui
était assis au volant de la drôle de voiture à
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