Noir Tango
d’opérations, Laure
mourut à six heures du soir.
La nuit était
noire, les rues à peine éclairées. Léa marchait seule. En longeant les grilles
du Jardin des Plantes, elle sursauta au hurlement d’un loup. Le cœur battant, elle
accéléra le pas. Ne pas penser… surtout, ne pas penser… Ce n’était pas vrai, cela
ne pouvait pas être vrai… Pas Laure, pas la plus petite… c’était trop injuste… Tout
ça à cause d’un tailleur bleu… Léa haïssait le tailleur bleu… C’est elle qui
aurait dû se vider de son sang… pas Laure… Comment annoncer cela à Françoise, à
Albertine ?… et Franck ?… que dirait Franck ?… ma petite sœur, pardonne-moi…
Je commence à comprendre Sarah et les autres… Pourquoi tuent-ils des innocents ?…
on ne peut pas accepter cela… Aujourd’hui Laure, demain ?… Elle pensa à
Charles et le sentit menacé. Vite, appeler Montillac, s’assurer que tout allait
bien… elle se mit à courir.
La place Saint-Michel était déserte, le
bruit de sa course résonnait sur les pavés des quais. La rue des Saints-Pères
était vide, comme abandonnée… Cet abandon lui donna le vertige. Elle tourna rue
de l’Université, une voiture passa, rapide.
Personne dans l’appartement, des tasses
sales traînaient dans l’évier de la cuisine, une odeur de tabac froid. Léa
demanda le numéro de Montillac. À la huitième sonnerie, l’opératrice dit :
— Ce numéro ne répond pas.
— Insistez, supplia Léa.
La sonnerie reprit.
— Allô !
— Allô, c’est Léa, qui est à l’appareil ?
— Alain Lebrun… Ah, c’est vous, mademoiselle
Léa…
— Ne m’appelez pas mademoiselle… Comment
va Charles ?
— Bien, très bien.
— Ma tante Albertine va mieux ?
— …
— Allô, Alain, vous m’entendez ?…
— Oui.
— Comment va ma tante ?…
— Made… je vais vous passer Françoise.
— Allô Léa ?…
— Qu’est-ce que tu as ?… tu
pleures ?…
— Tante Albertine…
Elle se laissa tomber sur une chaise, saisie
par une folle angoisse.
— Quoi, tante Albertine ?
— Elle est morte…
Non, hurla Léa en silence.
— Elle est morte cet après-midi.
Comme Laure !… mon Dieu, pourquoi elles
deux dans la même journée… comment dire à Françoise ?…
— Léa… Léa… tu es là ?… Réponds-moi…
parle, je t’en supplie… Je comprends ce que tu ressens… Elle n’a pas souffert… cela
s’est passé très vite… elle était très gravement malade… c’est mieux ainsi…
C’est mieux ainsi… Se rendait-elle compte de
ce qu’elle disait, la tondue ?… Et Laure, c’était mieux ainsi ?… Prise
de rage, elle s’entendit crier :
— Laure aussi est morte…
— Quoi !…
— Tu as bien entendu : Laure aussi
est morte.
— Si c’est une plaisanterie, elle n’est
pas drôle… Tu as perdu la tête ?…
Une grande lassitude s’empara de Léa.
— Je ne plaisante pas.
— Ce n’est pas vrai !… Dis-moi que
ce n’est pas vrai…
— Si, c’est vrai.
— Mais comment ?… pourquoi ?…
Pourquoi ?… comme s’il était possible
de répondre… Aujourd’hui une jeune fille et une vieille femme, demain…
— Un accident… je t’expliquerai… je
suis fatiguée, Françoise, si fatiguée…
— Moi aussi je suis fatiguée ! je veux
savoir ce qui est arrivé.
— Demain… je te le dirai demain…
Léa coupa la communication et laissa
retomber le combiné ; elle ne voulait plus rien entendre. Lourdement, elle
se leva de la chaise, alla fouiller dans l’armoire de la salle de bains à la
recherche d’un somnifère. Pas le moindre médicament, pas même de l’aspirine ;
François n’était pas homme à abuser de produits pharmaceutiques. Une obsession,
dormir… tuer toute pensée… Boire, il lui fallait boire comme à Nuremberg, comme
à l’arrivée de la nuit sur les routes allemandes, boire… Dans le salon, sur une
table basse, plusieurs bouteilles : whisky… cognac… Suze… Marie-Brizard… gin…
Elle se versa un verre de gin, but d’un trait. C’était fort !… un verre, puis
un autre… Titubant, la bouteille à la main, elle s’effondra en travers du lit… La
bouteille lui échappa et roula sur le tapis… Léa sombra dans une sorte de coma.
Pourquoi lui
cognait-on sur la tête ?… Aïe !… Cette lumière éblouissante !… Arrêtez !…
et ce tournoiement qui l’emportait…
— Daniel, as-tu appelé le
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