Noir Tango
très
bien et Charles, avec eux, a trouvé une vraie famille… ils sont très gentils
avec cette pauvre Lisa qui n’arrête pas de pleurer et avec Ruth… je me sens
plutôt de trop dans ce paysage… Montillac… les vignes… c’est vrai que je leur
suis attachée et en même temps presque indifférente, comme si cela ne me
concernait plus… j’aimerais savoir où est ma vraie place… je me sens de nulle
part… »
Léa ne répondit pas à cette lettre. Le
lendemain, elle reçut celle de Victoria Ocampo à laquelle elle répondit sur le
champ.
Chère Madame,
Votre aimable invitation me touche
beaucoup. J’ai très envie de l’accepter, mais vous connaissez les deuils qui
ont frappé ma famille, je craindrais de la peiner en m’absentant en ce moment. Soyez
sûre que dès que je penserai ce voyage possible, je ne manquerai pas de vous
rappeler votre invitation.
Ici la vie est toujours aussi difficile, nous
manquons de tout : charbon, pain, viande, tissu. Nous perpétuons les
habitudes prises pendant la guerre : petit élevage, potager, troc. C’est
ce qui nous permet de subsister.
Comme vous, j’ai suivi les procès de
Nuremberg. J’ai été surprise de la relative clémence du verdict : douze
condamnations à mort pour vingt-deux accusés. En quoi les dix autres sont-ils
moins coupables ? J’ai vu dans L’Illustration que Fritsche et Schacht donnaient des autographes !… on croit rêver !
François Tavernier part prochainement
pour Buenos Aires, vous aurez sûrement l’occasion de le rencontrer.
Merci mille fois, chère Madame, pour
votre affectueuse lettre et croyez, à mes sentiments amicaux et respectueux.
Léa.
Sur un point, Léa
suivit les conseils de François ; elle s’abrutit de travail. On la vit
cueillir le raisin au milieu des prisonniers allemands et des ouvriers
agricoles, porter de lourds paniers, aider Ruth à la cuisine, Alain Lebrun dans
ses comptes, faire réciter ses leçons à Charles, parcourir la campagne avec sa
vieille bicyclette bleue à la recherche de provisions et de champignons des
bois. Elle fumait et buvait beaucoup : plus de tante Albertine pour lui en
faire tendrement reproche. Sa mine taciturne n’encourageait personne à lui
parler ouvertement.
Un soir qu’elle était plus sombre que d’habitude,
Jean Lefèvre, venu dîner, lui dit :
— Tu devrais sortir davantage. Pourquoi
ne viens-tu pas avec moi à Bordeaux, nous pourrions aller au théâtre, au cinéma ?
— Je n’en ai pas envie.
— Que t’arrive-t-il ? Je ne te
reconnais plus. Je comprends que la mort de Laure et celle de mademoiselle de
Montpleynet t’aient bouleversée, mais tu dois réagir ; la vie continue.
— Elle continue pour ta mère, la vie ?…
Laisse-moi tranquille, je suis bien ainsi.
— Non, tu n’es pas bien, il suffit de
te regarder, tu as perdu non seulement ta joie de vivre, mais toute vitalité, tu
te tues au travail comme une bête de somme, tu ne lis plus, tu n’es même plus
coquette, tu n’es plus celle que nous aimions… Oh, pardon !… Je ne voulais
pas te faire de la peine.
Jean aurait fait n’importe quoi pour arrêter
ses larmes de couler ; elle pleurait sans sanglot, la bouche ouverte comme
si elle manquait d’air.
— Ce n’est pas vrai, nous t’aimons tous,
je t’aime, c’est ce qui me rend maladroit. Léa, je t’en prie, ne pleure plus…
Malhabile, il la serra contre lui ; l’humidité
de sa joue, le parfum de ses cheveux le troublèrent. Il la revit nue dans ses
bras à la ferme Canelos, se souvint de son corps qui s’offrait, que lui et son
frère avaient aimé toute une nuit. Il tenta de chasser ces images… impossible, elles
étaient en lui incrustées à jamais. Il embrassa ses cheveux, ses yeux, son cou,
sa bouche… ses mains glissèrent le long de son dos, de ses hanches, relevèrent
la jupe… Léa ne pleurait plus, attentive. Ils étaient dans le bureau de son
père, elle s’écarta de lui et alla fermer la porte à clef. Fébrilement, Léa
déboutonna son chemisier, fit glisser sa jupe et sa culotte et apparut, mince
et bronzée. Avec un gémissement, Jean la souleva et la porta sur le divan. Comme
lors de cette nuit mémorable, elle l’aida à se dévêtir ; il se laissait
faire, pataud.
— Tu ne m’en veux pas ?
— Mais non, fit-elle, en allumant une
cigarette, c’était très bien.
— Je suis heureux, si tu savais comme
je suis heureux.
— Tant mieux.
— Quand allons-nous nous
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