Noir Tango
mentit Léa.
Pendant un moment, ils burent en silence.
— Vous connaissez monsieur Barthelemy
et monsieur Jones ?
— Pas plus que vous. Je sais qu’ils se
rendent en Argentine pour l’exportation de viande et qu’ils sont Irlandais. Pourquoi
cette question ?
— Pour rien. Allons dîner, j’ai faim.
Après le repas, Léa prétexta une migraine et
se retira dans sa cabine, où elle trouva un message laconique de Daniel : « Soyez
demain dimanche à la chapelle pour la messe. » Songeuse, elle se coucha
mais, ne pouvant dormir, se releva, enfila un pantalon et un pull-over et alla
sur le pont. De la musique lui parvenait du salon où l’on dansait. Accoudée à l’arrière
du bateau, cheveux au vent, elle regardait le sillage du navire éclairé par la
lune. Le ciel était superbe d’étoiles. François regardait-il le même ciel, pensait-il
à elle ou bien l’avait-il déjà oubliée ?… Elle n’avait pas annoncé sa
venue. S’il n’avait pas revu Victoria Ocampo, il risquait d’être surpris, furieux
peut-être. Par contre, elle était sûre que Sarah serait heureuse de la revoir. « Qui
sait si je ne pourrai pas leur être utile », pensait-elle. Un bruit de
voix l’arracha à ses pensées, il lui sembla connaître l’une d’entre elles. Sans
réfléchir, elle se dissimula derrière un rouleau de cordages. Des bribes de
phrases en allemand lui parvenaient : « Aider les camarades… autorités
alliées… internationale sioniste… heureusement que Perón… dans une estancia en Patagonie… notre trésor de guerre… nous serons les plus forts… Attention… on
vient… Ah ça c’est vous… non, nous ne savons rien… nous verrons à Buenos Aires…
Séparons-nous, il vaut mieux qu’on ne nous voit pas ensemble… »
Très vite, les
causeurs s’éloignèrent. Léa sortit de sa cachette : elle avait reconnu la
voix de monsieur Barthelemy. Amos et Daniel avaient donc raison !… Dès
demain, elle les avertirait. Après avoir jeté un coup d’œil alentour, elle
rejoignit rapidement sa cabine.
Quand Léa arriva, la
petite chapelle du bateau était pleine. Les fidèles, ceux qui n’avaient pas
trouvé de place sur les chaises pliantes, assistaient à l’office debout. Près
de la porte se tenaient ses deux amis, l’air emprunté. Elle se faufila jusqu’à
eux. Daniel glissa dans sa main un papier ; à son tour, elle lui en remit
un dans lequel elle faisait part de ce qu’elle avait entendu la nuit dernière.
Après l’office, les passagers des secondes
regagnèrent leur pont. Rik s’approcha de Léa.
— Avez-vous bien dormi ? Comment
va votre migraine ?
— Tout va très bien, ce matin, il fait
un temps magnifique. Demain nous faisons escale à Rio. Connaissez-vous le
Brésil ?
— J’y suis venu avant la guerre. C’est
un beau pays, mais il y a trop de Nègres. Me ferez-vous le plaisir de m’accompagner
à terre ?
— Peut-être.
— Comment, peut-être, ne suis-je pas
votre chaperon ? Vous ne connaissez personne à bord pour vous accompagner
et c’est dangereux pour une femme seule de se promener dans les rues.
— Que voulez-vous qu’il m’arrive ?
— Pour le moins, d’être importunée. L’homme
sud- américain est beaucoup plus entreprenant que l’Européen. Alors, c’est d’accord,
je vous emmène ?
— On verra, demain est un autre jour. Vous
m’excuserez je vais chez le coiffeur.
— Alors, à tout à l’heure.
« Soyez chez
vous à deux heures du matin, j’ai des choses importantes à vous communiquer. Redoublez
de prudence. » C’était signé Daniel. « On se croirait en plein roman
d’espionnage », pensa Léa qui déchira le message en petits morceaux tout
en surveillant le coiffeur dans un miroir. Elle était l’unique cliente du salon.
Machinalement, elle feuilleta des magazines français, espagnols et américains. Un
grand reportage sur de Gaulle retint son attention. On parlait de sa carrière
militaire, mais rien sur ce qu’il était devenu depuis ce mois de janvier où il
avait « décidé de se retirer ». Elle se souvint de sa déception, de
sa tristesse. Quoi, même lui, le grand homme quittait le navire et pourquoi ?
« L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la patrie m’interdisaient de me
prêter plus longtemps à une manœuvre qui aurait finalement pour but de laisser
l’État plus méprisé, le gouvernement plus impuissant, le pays plus divisé et le
peuple plus pauvre. Je me
Weitere Kostenlose Bücher